Les démocraties, pour renouer avec la raison, doivent casser la dynamique de la peur.
L’histoire du XXe siècle s’est nouée autour de l’affrontement entre la démocratie et le totalitarisme. Elle bascula en faveur des nations libres avec la chute de l’Empire soviétique en 1989. Le destin du XXIe siècle se joue de nouveau autour de la liberté politique avec la confrontation entre la démocratie, d’une part, les démocratures et le djihadisme, d’autre part. La mondialisation s’est retournée, en raison de la faute de l’Occident qui a cédé à l’illusion de la fin de l’Histoire et occulté tant la résilience du marxisme en Chine que la remontée des passions nationalistes et religieuses. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul monde, mais deux systèmes d’émotions antagonistes.
L’Occident est dominé par la peur. Peur de la mondialisation qui voit le centre de gravité du capitalisme, les entreprises, les investissements et les emplois se déplacer vers l’est et le sud, notamment vers l’Asie. Peur de la révolution numérique et du remplacement des hommes par les robots. Peur du déclassement social pour des pans entiers de la population. Peur de l’immigration et de l’islam. Peur de la fin de la maîtrise de l’histoire du monde exercée depuis les « grandes découvertes » et de l’ambition affichée par la Chine de supplanter les États-Unis pour exercer le leadership planétaire à l’horizon de 2049.
Les démocratures, les pays émergents et le monde musulman sont guidés par le ressentiment et la volonté de revanche sur l’Occident. Tous se fondent sur un sentiment exacerbé d’humiliation pour justifier leurs ambitions de puissance et le recours à la violence. Le retour des empires s’enracine dans la vengeance contre l’Occident. La Chine entend effacer les traités inégaux du XIXe siècle ; la Russie cultive la nostalgie de la superpuissance de l’Union soviétique ; la Turquie ressuscite l’Empire ottoman et cherche à prendre la tête du monde sunnite avec l’aide des Frères musulmans ; les peuples du sud exigent réparation contre la colonisation ; le djihad se présente comme une guerre sainte contre les discriminations dont les musulmans feraient l’objet.
Ce temps des émotions voit triompher les passions et la violence sur la paix et la raison. La peur est une machine à détruire la démocratie, car elle paralyse les institutions, instille une logique de guerre civile et sape la confiance sans laquelle il n’est pas de liberté. Les démocraties, otages des populismes, communient désormais dans l’irrationalité et les horizons de très court terme, interdisant toute politique cohérente au service des intérêts supérieurs des nations libres. La phobie de la récession justifie des stratégies budgétaires et monétaires démesurément complaisantes qui font le lit du prochain krach. La course au protectionnisme et aux dévaluations compétitives provoque la chute de la croissance mondiale – revenue de 3,7 % à 2,5 % par an depuis 2016 – comme du commerce international – en recul de 1,5 % en 2019 –, la baisse du pouvoir d’achat et de l’investissement. L’annihilation des contre-pouvoirs, la remise en question de l’indépendance de la justice et des banques centrales, des médias et des universités, les violations de l’État de droit renforcent l’incohérence des décisions. L’exaltation d’un nationalisme à courte vue accélère la décomposition du leadership des États-Unis et empêche l’unité des démocraties devant les dangers qui les menacent.
La dynamique du ressentiment et de la revanche peut difficilement fonder une civilisation, mais se révèle très efficace pour combattre la démocratie. Force est de constater que la cohérence et les gains stratégiques sont du côté des démocratures et des djihadistes. Les premières s’engouffrent dans le retrait des États-Unis pour projeter leur modèle de gouvernement autoritaire, de capitalisme contrôlé par l’État et de surveillance de la population : la Chine via les nouvelles routes de la Soie et la dette ; la Russie, la Turquie et l’Iran par la projection de forces militaires, la mise sous tutelle de gouvernements, la déstabilisation interne des démocraties. Les seconds continuent à progresser en créant le chaos au Moyen-Orient et, désormais, en Afrique tout en installant un climat de guerre civile froide dans les sociétés démocratiques entre les populations musulmanes et la majorité des citoyens. Partout la politique de Donald Trump exacerbe la volonté de revanche contre l’Occident, avec ce paradoxe ultime que l’autodestruction du leadership américain nourrit la haine de l’Amérique.
Les démocraties, pour renouer avec la raison, doivent casser la dynamique de la peur, en redonnant stabilité et confiance aux classes moyennes, en formant un nouveau pacte économique et social autour d’une croissance inclusive qui garantisse l’accès à l’éducation et à la santé, en rétablissant la paix civile et la sécurité dans le respect de l’État de droit, en associant mieux leurs citoyens aux décisions, en refaisant leur unité autour de leurs valeurs. Pascal soulignait qu’il faut se garder de deux excès : « Exclure la raison, n’admettre que la raison. » La peur ne peut être désarmée par la seule logique des intérêts ; elle ne sera vaincue que par une passion plus puissante et plus élevée : la liberté.
(Article paru dans Le Point du 16 janvier 2020)