La France est passée à côté de la reprise mondiale. Seule une vigoureuse réforme de l’État pourra la tirer de son marasme d’ici à 2030.
Les années 2010 ont été une nouvelle décennie perdue pour la France, qui aligne désormais Quarante Piteuses. Comme dans les années 1930 et 1970, notre pays s’est coupé de la reprise mondiale qui a succédé à un choc majeur du capitalisme, et il a vu la crise économique s’élargir pour devenir sociale, politique puis nationale.
La France a confirmé son statut d’homme malade de l’Europe et du monde développé. Son modèle de développement, qui redistribue 15 % des transferts sociaux mondiaux à une population représentant 1 % des habitants de la planète et ne générant que 3 % de sa production, est plus que jamais insoutenable. Notre pays occupe désormais la queue de peloton de la zone euro. Il cumule une croissance potentielle inférieure à 1 %, des gains de productivité nuls, un chômage de masse qui touche 8,6 % de la population active – alors que le plein-emploi a été rétabli dans la plupart des autres grands pays développés –, ainsi qu’un double déficit structurel de sa balance commerciale (2,5 % du PIB) et de ses finances publiques (3,1 % du PIB). Le décrochage par rapport aux grands pays développés a continué à se creuser en termes de compétitivité (28e rang sur 192), de richesse par habitant (30e rang) et d’éducation (23e rang sur 32 dans le classement Pisa).
Les années 2010 ont ainsi été placées sous le signe d’une spectaculaire accélération de la chute de la France, qui cumule ses difficultés propres avec les troubles liés à l’onde de choc populiste frappant les démocraties. Cinq domaines témoignent de l’affaiblissement de notre pays, sans précédent depuis les années 1930 et qui l’expose au risque d’un effondrement brutal.
Sur le plan financier, la dette publique a atteint 2 415 milliards d’euros au troisième trimestre 2019, soit 100,4 % du PIB contre 86,4 % pour la zone euro et 59,2 % pour l’Allemagne, ce qui interdit à la France de profiter des taux négatifs pour combler son retard dans les secteurs clés de la révolution numérique et de la transition écologique. Sur le plan social, la classe moyenne, socle de notre démocratie, s’est désintégrée ; la société s’est fracturée et polarisée, avec pour traduction l’enchaînement de la révolte des Gilets jaunes et du mouvement de grève contre les retraites. Au plan de la nation, la montée du communautarisme a accompagné l’installation d’une violence et d’une insécurité endémiques, instaurant un climat de guerre civile froide. Sur le plan stratégique, la France, par son histoire, ses valeurs, ses responsabilités internationales et ses engagements militaires, constitue une cible privilégiée tant pour les djihadistes – qui peuvent s’appuyer sur la présence de près de 20 000 musulmans radicalisés sur le territoire national – que pour les démocratures. Sur le plan politique, la France présente tous les facteurs de risque face aux partis populistes, qui ont réuni 55 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, alors que le système et la classe politiques traditionnels se sont décomposés. La Ve République cumule désormais l’autoritarisme avec l’instabilité – qui touche moins les gouvernements que les présidents, incapables de se faire réélire, voire de se représenter dans le cas de François Hollande – et l’impuissance à réformer des IIIe et IVe Républiques, ouvrant la possibilité d’une prise du pouvoir par l’extrême droite au cours de cette nouvelle décennie.
Les années 2020 seront donc décisives pour une France en très grand danger. Soit notre pays parvient à se réinventer pour continuer à figurer parmi les puissances qui comptent en Europe et dans le monde, soit il sort des dix plus grandes économies de la planète, s’enferme dans la crise sociale et politique et se trouve marginalisé au XXIe siècle. Et ce dans un environnement qui se durcit en raison du déplacement des richesses et des facteurs de puissance vers l’Asie, de la généralisation du protectionnisme, des conséquences du réchauffement climatique, de la montée des risques géopolitiques, de la décomposition du système international et de la déshérence de l’Union européenne, minée par le Brexit et la remise en cause de l’alliance fondatrice avec les États-Unis.
D’où la nécessité de sa transformation autour de cinq priorités.
- Refaire de la France une terre de production et de plein-emploi, ce qui implique de profiter des taux négatifs non pas pour augmenter les dépenses publiques, notamment les transferts sociaux, mais pour investir massivement dans les technologies numériques et la lutte contre le réchauffement climatique.
- Reconstruire la nation en réduisant les inégalités entre les citoyens et les territoires en termes de revenus mais surtout d’emploi et d’accès aux services clés, qu’il s’agisse d’éducation, de santé ou de réseau 5 G.
- Restaurer la paix civile sans laquelle il n’est pas de liberté, ce qui passe par une stratégie globale de sécurité et, surtout, par la modernisation des fonctions régaliennes de l’État qui ont été cannibalisées par l’État providence (2,8 % contre 34 % du PIB).
- Ranimer la démocratie par la décentralisation et la participation des citoyens aux décisions publiques.
- Repenser et transformer l’Union européenne en puissance en protégeant ses acquis majeurs – le grand marché de 450 millions de consommateurs, l’euro et l’espace de libre circulation de Schengen –, en nouant un pacte économique et social inclusif et enfin en affirmant sa souveraineté autour de la sécurité du continent, de la lutte contre le dérèglement climatique et de la préservation du multilatéralisme.
Le destin de la France se jouera ainsi dans les années 2020 autour de la capacité à réformer l’État, qui reste l’inventeur, le tuteur et la malédiction de notre nation. Cent cinquante ans après sa disparition, le jugement de Tocqueville n’a rien perdu de sa justesse : « La vérité est, vérité déplorable, que le goût des fonctions publiques et le désir de vivre de l’impôt ne sont point chez nous une maladie particulière à un parti, c’est la grande et permanente infirmité de la nation elle-même ; c’est le produit combiné de la constitution démocratique de notre société civile et de la centralisation excessive de notre gouvernement ; c’est ce mal secret qui a rongé tous les anciens pouvoirs et qui rongera de même tous les nouveaux. »
(Article paru dans Le Point du 9 janvier 2020)