Le pays a succédé au Royaume-Uni comme opposant systématique à la réforme de l’Union.
L’Allemagne s’est reconstruite après la Seconde Guerre mondiale autour de la démocratie, de l’économie sociale de marché, de la garantie de sécurité américaine et de la construction européenne. Après la chute du mur de Berlin, elle a recouvré son unité et sa souveraineté tout en reconnaissant les frontières héritées de 1945 et en réaffirmant son ancrage européen avec la création de la monnaie unique. Du fait du décrochage de la France, elle a imposé son leadership et a piloté, sous l’autorité d’Angela Merkel, la gestion de la crise de la zone euro.
La brutale accélération de l’Histoire a créé une nouvelle donne. La construction communautaire est menacée de désintégration par le Brexit. Son grand marché de 450 millions de consommateurs devient la variable d’ajustement de la confrontation entre Etats-Unis et Chine. Son appareil de production peine à s’adapter à la révolution numérique et à la transition écologique. Son intégration est contestée par les mouvements populistes. Enfin, la disparition de la garantie de sécurité que les Etats-Unis lui apportaient à travers l’Otan la laisse désarmée devant les ambitions de puissance des démocratures et le fanatisme des djihadistes.
L’Union européenne n’a jamais été plus nécessaire pour faire face aux empires et répondre aux défis du XXIe siècle. Mais sa survie passe par une profonde refondation. Et celle-ci se trouve paralysée par l’Allemagne, qui a succédé au Royaume-Uni comme opposant systématique à la réforme de l’Union. Le déni des transformations du monde et le crépuscule politique d’Angela Merkel font aujourd’hui de l’Allemagne le pays qui dit non à l’Europe.
Non au rééquilibrage de la politique économique de la zone euro. Celle-ci est actuellement menacée d’une stag-déflation à la japonaise avec une croissance réduite à 1,1 % et une inflation de 1,2 %. L’Allemagne elle-même frôle la récession à la suite de la chute de la production industrielle de plus de 5 % en un an et du recul de ses exportations. Sa situation est idéale pour une relance budgétaire. Elle en a les moyens en raison des excédents budgétaires accumulés depuis 2014 et d’une dette publique ramenée à 56 % du PIB. Pourtant, Angela Merkel s’accroche au dogme du Schwarze Null ou déficit zéro, et ce en dépit de conséquences désastreuses. D’une part, l’absence de soutien budgétaire des États contraint la BCE à faire feu de tout bois pour dynamiser l’activité, au prix de taux négatifs qui détruisent la finance européenne. D’autre part, les réserves accumulées par l’Allemagne avec son excédent commercial de 7 % du PIB s’investissent non en Europe mais dans l’achat de bons du Trésor américains. Berlin succède à Pékin comme premier financeur des Etats-Unis au moment même où Donald Trump fait de l’automobile allemande une cible prioritaire de sa guerre commerciale.
Non à l’assainissement des banques. L’Allemagne cultive le déni sur la situation critique de son système bancaire, entre la débâcle de Deutsche Bank – gigantesque hedge fund – et le défaut larvé des Sparkassen et autres Landesbanken. Loin de les restructurer et de les recapitaliser, à l’image de l’Espagne et de l’Italie, elle fait pression sur les institutions européennes pour les faire échapper au cadre comptable et prudentiel de droit commun. Les banques allemandes constituent ainsi un risque systémique pour la zone euro en cas de nouveau choc financier.
Non à la révision des règles du grand marché et de la stratégie énergétique européenne. En dépit de l’effondrement de l’industrie européenne des télécommunications et de son éviction du numérique, l’Allemagne reste divisée sur une stratégie interventionniste et une révision des règles de la concurrence en Europe. Surtout, la stratégie énergétique que l’Allemagne a imposée à l’UE a fait exploser les prix de l’énergie tout en bloquant la diminution des émissions. La priorité donnée à la sortie du nucléaire a conduit à un recours massif au charbon dont l’arrêt à l’échéance de 2038 n’est nullement assuré, compromettant l’objectif d’une diminution des émissions de 55 % d’ici à 2030. Par ailleurs, la volonté de protéger l’industrie automobile allemande a paralysé la transition écologique dans le domaine des transports.
Non à une politique européenne de l’immigration. Angela Merkel a décidé unilatéralement en 2015 de s’affranchir du règlement de Dublin et des accords de Schengen, puis pris l’initiative d’un accord avec la Turquie pour bloquer l’afflux des réfugiés. En affichant le besoin de 260 000 immigrés par an pour stabiliser sa population à 82,3 millions d’habitants, l’Allemagne a donné du crédit à la thèse absurde du « grand remplacement » et formidablement accéléré le renouveau de l’extrême droite sur tout le continent. Elle a, par ailleurs, mis un terrible moyen de chantage entre les mains de Recep Tayyip Erdogan, qui ne manque pas de s’en servir : après avoir empoché 3 milliards d’euros par an, il a envoyé cet été une nouvelle vague de migrants vers la Grèce, qui a vu débarquer plus de 10 000 réfugiés en août.
Non au réinvestissement dans la défense et la sécurité. En dépit de la remontée des risques stratégiques et tout en revendiquant un statut de membre permanent au Conseil de sécurité de l’Onu, voire la mutualisation du siège de la France, l’Allemagne refuse de mettre à niveau son investissement de défense, limité à 1,22 % du PIB. Simultanément, elle interdit l’émergence d’une industrie européenne de la défense en soumettant les exportations d’armement ou le déblocage trimestriel des financements de l’avion de combat du futur au contrôle du Bundestag.
Angela Merkel, livide et saisie de tremblements, est le symbole d’une Allemagne tétanisée face aux changements du monde, dont l’immobilisme menace l’avenir de l’Europe. Il revient à Ursula von der Leyen, issue des rangs de la CDU et première femme à présider la Commission, de lever ce blocage en créant une nouvelle donne au sein de l’Union et en surmontant les blocages allemands. Comme toujours, la modernisation de l’Europe et celle des Etats qui la composent sont liées. La relance de l’Union est indissociable de la réinvention du modèle allemand, en apesanteur face à la démondialisation, comme de celui du modèle français, désespérément arrimé à l’étatisme et à l’économie fermée des Trente Glorieuses.
(Chronique parue dans Le Point du 19 septembre 2019)