Sous la pression des « gilets jaunes », Emmanuel Macron a été stoppé dans son désir de réforme, tout comme Jacques Chirac en 1995.
Emmanuel Macron a apporté une nouvelle preuve de sa capacité d’adaptation et de sa virtuosité en effectuant un rétablissement politique inespéré à partir d’une situation très compromise. Le président jupitérien avait été foudroyé par l’insurrection des « gilets jaunes » qu’il avait refusé de voir venir en dépit de la multiplication des signaux d’alerte. En moins d’un an, il s’est réinventé en cellule de soutien psychologique d’une nation déchirée et en sauveur d’une planète en voie d’explosion écologique et géopolitique.
Mais le prix à payer est très lourd. Le feu social couve. Les « gilets jaunes » ont opéré la fusion sociologique et idéologique des extrémistes de droite et de gauche et libéré un potentiel explosif de haine sociale et de violence. Surtout, ils ont gagné politiquement même s’ils ont perdu dans la rue. Ils n’occupent plus les ronds-points, mais ils se sont installés dans la tête du président et ils dictent l’agenda du gouvernement. Comme le septennat de Jacques Chirac en 1995, le quinquennat d’Emmanuel Macron a été stoppé net. Sous la continuité apparente de l’équipe au pouvoir, ce n’est pas un acte II mais un autre quinquennat qui s’ouvre, placé sous le signe de la revanche de l’ancien monde sur le prétendu nouveau.
Emmanuel Macron avait été élu pour faire barrage au populisme en réformant le modèle français et en refondant l’Union et la zone euro. Ces deux ambitions sont mortes.
Le ralentissement de l’économie français est moins accentué que dans la zone euro, du fait d’un taux d’ouverture limité à 30 % du PIB contre 47 % pour l’Allemagne qui l’expose moins à la guerre commerciale et technologique lancée par Donald Trump. Mais le mode de développement national reste insoutenable, caractérisé par une croissance de 1,3 %, un taux de chômage de 8,5 % de la population active, une balance commerciale négative de 2,2 % du PIB, un déficit, une dépense et une dette publics de 3,2 %, 56 % et 99,6 % du PIB.
Simultanément, la reconfiguration de l’Union et de la zone euro est enterrée par la paralysie de l’Allemagne, qui, prisonnière du déclin crépusculaire d’Angela Merkel, bloque le rééquilibrage de la politique économique par la relance budgétaire, la définition d’une stratégie de lutte contre le réchauffement climatique, le repositionnement de l’Europe face aux États-Unis et à la Chine ou encore le réinvestissement dans la sécurité et la défense.
Face à cette double impasse, Emmanuel Macron a effectué un changement radical de posture et de méthode en abandonnant les réformes qui devaient être le fil conducteur de son mandat et en renouant avec les recettes de ses prédécesseurs, à commencer par Jacques Chirac qui présida au décrochage de la France d’avec les grands pays développés.
La réforme des retraites représente un enjeu décisif puisqu’elle porte sur 14 % du PIB et conditionne la soutenabilité des finances publiques en raison d’un déficit structurel de 1 % du PIB. Après dix-huit mois de discussions qui ont abouti au rapport Delevoye, elle n’a pour l’instant accouché que d’une nouvelle concertation et du report à 2025 de sa mise en œuvre et à 2040 de la mise en place effective d’un régime universel par points. En l’absence de relèvement de l’âge de la retraite, il est impossible de rétablir l’équilibre financier du système, qui spolie les jeunes générations. Pour l’heure, sous couvert de régime universel, la seule mesure opérationnelle est la confiscation par l’État des 140 milliards d’euros de réserves accumulées par les régimes excédentaires pour financer les retraites des fonctionnaires et des titulaires des régimes spéciaux, abondés par le budget à hauteur de 5,5 milliards par an.
Le deuxième artifice réside dans l’achat de la paix sociale. La sortie de la crise des « gilets jaunes » s’est effectuée au prix de 22 milliards d’euros de dépenses publiques supplémentaires. L’objectif modeste d’une réduction d’ici à 2022 de 120 000 postes de fonctionnaires sur 5,6 millions a disparu. Le basculement vers les taux négatifs a entraîné le renoncement à toute discipline en matière de dépense ou de dette publiques. Or la réforme de l’État et de la fonction publique est la clé de la modernisation du modèle français.
Enfin, deux déplacements traditionnels pour masquer le renoncement aux réformes ont été effectués. Déplacement du champ économique et social vers le terrain sociétal avec le projet de loi sur la PMA. Déplacement de l’immobilisme en politique intérieure vers l’activisme diplomatique, du Brexit au G7 en passant par la défense du multilatéralisme contre Donald Trump, le dialogue renoué avec la Russie, la médiation avec l’Iran ou la mise en cause de Jair Bolsonaro dans les incendies qui dévastent l’Amazonie.
Le changement de méthode n’est pas moins spectaculaire avec le nouveau rôle conféré au premier ministre qui, à défaut de conduire la politique de la nation, en devient le médiateur central. Simultanément, le grand débat devient un mode de gouvernement permanent, appliqué aux retraites comme à la protection de l’environnement, à l’insertion professionnelle ou à l’usage des pesticides. Enfin, les maires, hier vilipendés et méprisés, se voient réhabilités comme l’ultime rempart de la stabilité sociale.
À court terme, les résultats positifs sur la popularité d’Emmanuel Macron sont incontestables. À long terme, il en va tout autrement pour le pays. L’adieu aux réformes enterre le redressement de la France et avec lui la relance de l’Europe mais aussi la mise en échec durable des populistes : l’éradication des causes de leur succès suppose en effet des transformations majeures qui sont désormais écartées. La seule cohérence du quinquennat d’Emmanuel Macron demeure donc la personnalisation extrême du pouvoir et la surexposition du président. Au service d’un nouveau de Gaulle, elles seraient critiquables mais admissibles. Au service d’un moderne Docteur Queuille, pour qui « la politique ne consiste pas à faire taire les problèmes mais à faire taire ceux qui les posent », elles ne peuvent que faire le jeu des extrémistes.
(Chronique parue dans Le Figaro du 16 septembre 2019)