Il est grand temps, y compris en France, de tirer les leçons des années 1930.
Georges Bernanos, en 1942, écrivait dans Le Chemin de la croix-des-âmes : « Ce n’est pas nous qui revenons vers le passé, c’est le passé qui menace de revenir sur nous. » Le XXIe siècle est très différent des années 1930, mais celles-ci reviennent sur nous. Et les démocraties semblent incapables de tirer les leçons de l’entre-deux-guerres pour enrayer l’onde de choc populiste qui menace la liberté politique.
L’âge de l’histoire universelle paraît aux antipodes de la grande déflation et de la marche à la guerre de la décennie 1930 : le capitalisme s’est mondialisé ; le krach de 2008 n’a pas dégénéré en dépression planétaire ; les totalitarismes du XXe siècle ont disparu ; la dissuasion liée aux armes de destruction massive prévient pour l’heure les conflits armés majeurs ; l’Occident a perdu son monopole du pilotage économique et géopolitique.
Pour autant, les configurations de deux époques présentent nombre de points communs. Une paix manquée en 1989 comme en 1918 qui n’a pas fondé un ordre international stable. La montée de la violence et le renouveau des menaces stratégiques émanant des « démocratures » et du djihadisme. Les séquelles d’un krach majeur du capitalisme. Une révolution technologique qui bouleverse les modèles économiques des nations, les chaînes de valeurs des entreprises, l’organisation et les formes du travail. L’atomisation des individus et la déstabilisation des classes moyennes des pays développés.
C’est bien la crise existentielle des démocraties qui rapproche notre temps des années 1930. Hier, elles furent prises en étau entre la déflation et les totalitarismes. Aujourd’hui, elles se trouvent sous le feu croisé du basculement du capitalisme vers l’est et le sud, de la révolution numérique, du succès croissant du modèle chinois qui lie la promesse de développement, de sécurité et de stabilité avec la négation de l’État de droit et des libertés, et du fanatisme religieux. Le cœur du monde libre se trouve atteint et les démocraties se divisent, le repli américain ayant pour pendant l’éclatement de l’Europe sous le choc du Brexit et des démocraties illibérales.
Aux États-Unis, Donald Trump aborde la campagne présidentielle en position de force du fait de l’euphorie économique provoquée par une expansion budgétaire et monétaire incontrôlée, tout en recourant à une rhétorique ouvertement nationaliste et raciste. Il érige ses adversaires et les étrangers en ennemis de l’Amérique, au prix de la fracture de la nation américaine et de la dénaturation de ses valeurs. L’arrivée au pouvoir de Boris Johnson parachève la dérive engagée par le référendum de juin 2016 au Royaume-Uni, dont la vie politique est devenue l’otage de trois démagogues, Boris Johnson, Jeremy Corbyn et Nigel Farage. En Italie, Matteo Salvini, cultivant le rejet des migrants et servi par l’inconsistance du M5S, prépare méthodiquement la dislocation de la coalition antisystème et sa conquête du pouvoir à la tête d’une union des droites extrêmes.
La démocratie montre des signes de résistance tant au nord – du jeu des contre-pouvoirs aux États-Unis à la société civile en Pologne ou en Hongrie en passant par la stabilisation de l’extrême droite en Allemagne ou en Europe du Nord – comme au sud, avec les manifestations pour la liberté à Hongkong, en Algérie, au Soudan ou en Géorgie. Mais la pénétration du populisme au plus profond des institutions et des sociétés développées reste très impressionnante et inquiétante.
La France en est exemplaire qui se présente, depuis l’élection d’Emmanuel Macron, comme un rempart contre le populisme alors qu’elle en est imprégnée. Si les partis populistes ne gouvernent pas encore, le populisme est déjà au pouvoir dans notre pays. Populisme fiscal et budgétaire avec la course folle des dépenses sociales qui cannibalisent l’État régalien ou la taxation confiscatoire d’une minorité qui va de pair avec la gratuité généralisée des services pour le plus grand nombre. Populisme législatif avec la multiplication des lois de circonstance attentatoires aux libertés publiques. Populisme judiciaire avec la décomposition de l’État de droit et l’annihilation des droits de la défense. Populisme médiatique avec la tyrannie des réseaux sociaux. Populisme institutionnel avec le mépris affiché au sommet de l’État pour toute forme de contre-pouvoir, le Parlement ou la société civile. Populisme intellectuel avec la délégitimation de la science et de la connaissance. Populisme politique avec la recherche permanente de boucs émissaires, des étrangers aux riches en passant par les banques ou l’ENA. Populisme moral avec l’abandon de la raison critique et du débat au profit de l’indignation et de l’émotion.
Voilà pourquoi il est grand temps, y compris en France, de tirer les leçons des années 1930.
La démocratie est mortelle. C’est un régime complexe et fragile dont la stabilité dépend de quatre facteurs : le développement économique et social ; l’État de droit ; le primat de la modération sur l’extrémisme ; l’adhésion des citoyens à la liberté politique.
Les populistes doivent être pris au sérieux et non pas regardés avec amusement et condescendance comme ce fut le cas pour Beppe Grillo, Donald Trump ou Boris Johnson. Dans les périodes de grandes transformations historiques, ils peuvent non seulement arriver au pouvoir mais faire l’histoire. Donald Trump a de fait cassé la progression du commerce international et lancé la déglobalisation avec sa guerre commerciale, technologique et monétaire. Il a déclenché une confrontation majeure avec la Chine et démantelé l’ordre international issu de 1945.
Les institutions et les procédures de l’État de droit ne sont pas une protection sûre contre les démagogues qui les plient à leur volonté. Leurs échecs – avérés en Italie au plan économique comme au Royaume-Uni au plan du fonctionnement des institutions et de l’unité de la nation – ne provoquent pas leur chute mais une surenchère dans le mensonge et la violence.
Le populisme ne peut être combattu par le populisme. Le seul antidote efficace réside dans la réinvention de la démocratie avec un nouveau pacte économique, social et citoyen, comme à la fin du XIXe siècle avec l’émergence du salariat ou après la Seconde Guerre mondiale avec la naissance de l’État-Providence et le système de Bretton Woods. Il est bien vrai que les citoyens des démocraties et les nations libres doivent reprendre le contrôle de leur destin. Non par l’émotion, l’emballement des passions collectives et l’idolâtrie de la force, mais par la raison, la responsabilité et la mobilisation pour défendre la liberté. Ici et maintenant.
(Chronique parue dans Le Figaro du 29 juillet 2019)