Dans un monde déstabilisé par le repli, les dirigeants du XXIe siècle sont confrontés aux mêmes enjeux qu’en 1944.
Il y a soixante-quinze ans, du 1er au 22 juillet 1944, se déroula la conférence de Bretton Woods qui réunissait 44 pays alliés, alors que se poursuivaient de féroces combats en Europe et dans le Pacifique. L’objectif consistait à préparer la paix en l’adossant à un ordre économique et monétaire stable qui ne rééditerait pas les erreurs commises en 1918. Il s’agissait à la fois de sortir définitivement de l’étalon-or et d’interdire les catastrophes économiques des années 1930, avec l’engrenage de la déflation et du protectionnisme qui avait détruit les échanges et les paiements mondiaux.
Deux schémas s’affrontèrent. John Maynard Keynes, pour des raisons de principe comme pour prendre en compte la situation financière très dégradée du Royaume-Uni, proposa en vain de refonder le système monétaire autour du Bancor, monnaie internationale définie par un panier de devises ; Harry Dexter White, représentant des Etats-Unis, qui assuraient alors la moitié de la production mondiale et possédaient les deux tiers des réserves d’or, fit acter l’hégémonie du dollar : l’étalon de change-or qui lui était réservé l’érigeait en pivot de la nouvelle architecture des paiements mondiaux. Simultanément furent créés le FMI, pour prévenir les déséquilibres de balance des paiements, et la BIRD, ancêtre de la Banque mondiale, pour piloter la reconstruction et le développement. Au-delà de ces décisions, la conférence de Bretton Woods marqua un tournant en reconnaissant que la coopération internationale et le développement économique étaient les conditions d’une paix durable.
Le système monétaire de Bretton Woods disparut avec la suspension de la convertibilité du dollar en or, décidée par Richard Nixon, le 15 août 1971, qui entraîna le passage à des changes flottants, officialisés par les accords de la Jamaïque de janvier 1976. Il était devenu insoutenable en raison, d’une part, de l’inflation liée à l’émission incontrôlée de dollars par les Etats-Unis afin de financer le plan Marshall, les guerres de Corée et du Vietnam puis les investissements des firmes multinationales américaines en Europe et, d’autre part, des problèmes d’ajustement récurrents des balances des paiements que les dévaluations ne parvenaient pas à résoudre.
Pour autant, l’esprit de Bretton Woods survécut. La création du serpent monétaire en 1972 puis le lancement de l’euro, le 1er janvier 1999, ont repris l’ambition d’une stabilisation des monnaies européennes au sein du grand marché. Les institutions multilatérales se sont réinventées, à l’image du FMI qui s’est spécialisé dans le traitement des crises de dettes souveraines dans les pays en voie de développement entre 1995 et 2003 (Mexique, Brésil, Asie, Russie, Argentine, Turquie…), puis aussi dans les pays développés à partir de 2008, notamment du fait de la crise de l’euro, qui l’a amené à jouer un rôle déterminant dans le sauvetage de la Grèce. Elles ont été complétées par la création de l’OMC, en 1995. Surtout, la coopération internationale s’est révélée décisive dans la gestion du krach de 2008 qui a donné lieu à la naissance du G20 : elle a permis d’enrayer une spirale déflationniste mondiale comparable à celle des années 1930 et, dans un premier temps, de limiter le recours au protectionnisme.
Même si leur application fut très différente du schéma initial, les accords de Bretton Woods affichent un bilan exceptionnel. Ils ont fourni le cadre de la reconstruction de l’après-Seconde Guerre mondiale et des Trente Glorieuses dans les pays développés, contribuant à éviter pendant près de quatre-vingts ans un krach du capitalisme d’une intensité comparable à celui de 1929. Au total, le revenu par habitant fut multiplié par quatre alors que la population mondiale triplait et la grande pauvreté – définie par un revenu de moins de 2 dollars par jour – a été drastiquement réduite de 75 à 10 %.
Le système multilatéral de Bretton Woods a aussi contribué à la gestion du krach de 2008, permettant à l’économie mondiale d’afficher, dix ans après, le retour à une croissance de 3 % et au plein-emploi avec un taux de chômage revenu à 5 % des actifs. Pourtant, il compte parmi ses principales victimes. Le sauvetage du système financier mondial s’est effectué au prix de la déstabilisation des classes moyennes de pays développés, entraînant une crise majeure de la démocratie. L’onde de choc populiste se traduit par un retour en force du nationalisme et du protectionnisme, notamment aux États-Unis où Donald Trump a entrepris de démanteler l’ordre mondial de 1945, dont Bretton Woods est le symbole. Parallèlement, la Chine a développé un modèle autoritaire alternatif à la démocratie qu’elle cherche à exporter à travers les nouvelles routes de la Soie, mais aussi par la construction d’un monde post-occidental. Il s’incarne dans des institutions qui entendent concurrencer le FMI et la Banque mondiale, à l’image de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures.
La guerre commerciale et technologique lancée par les États-Unis, à laquelle répond la fermeture de la Chine, débouche sur une nouvelle guerre froide et sur la démondialisation. Cette logique de confrontation et de fragmentation diminue la croissance, avec pour première manifestation la baisse du commerce international qui en constitue la composante la plus dynamique, et accroît les risques financiers et géopolitiques. Elle rend plus probable une prochaine secousse financière, tout en limitant les possibilités de la maîtriser par une stratégie coordonnée. Soit la configuration exacte qui provoqua la tragédie des années 1930.
Les dirigeants du XXIe siècle se trouvent ainsi confrontés, à une échelle plus vaste et complexe, aux questions qui furent débattues à la conférence de Bretton Woods. Comment stabiliser l’économie, la finance et les monnaies dans un monde où le capitalisme est devenu universel et où l’Occident a perdu le monopole de sa gestion ? Comment maîtriser les risques systémiques et gérer les biens communs de l’humanité, tels que l’environnement, la stabilité financière, l’infrastructure du réseau Internet ou les mouvements de population ?
À l’âge de l’histoire universelle, il n’est pas de paix sans développement soutenable et il n’est pas de développement soutenable sans paix. La stabilisation d’un monde complexe, interdépendant et connecté, sous contrainte écologique forte, exige la construction d’un ordre international donnant toute leur place aux grands émergents, ainsi que l’affirmation d’un principe de coopération entre les États. Aucun en effet, pas même les Etats-Unis ou la Chine, ne peut prétendre rester une île. Pour relever les défis du XXIe siècle, écoutons Henry Morgenthau, secrétaire d’État au Trésor, qui concluait en ces termes la conférence de Bretton Woods, le 22 juillet 1944 : « Il nous revient de reconnaître que la manière la plus intelligente et la plus efficace de protéger nos intérêts nationaux consiste à renforcer la coopération internationale. »
(Chronique parue dans Le Point du 25 juillet 2019)