L’absence de refondation d’un ordre mondial laisse la place aux passions nationalistes, religieuses et protectionnistes.
Il y a cent ans, le 28 juin 1919, était signé le traité de Versailles qui mettait fin à la Première Guerre mondiale. Rares sont les accords diplomatiques qui ont été aussi critiqués par leurs auteurs, leurs contemporains et les historiens. Pour les vaincus comme pour certains vainqueurs – notamment anglo-saxons – s’est installée, dans la lignée de Keynes, l’idée d’un diktat pour l’Allemagne qui se voyait imputer l’entière responsabilité politique et morale de la guerre et ne pouvait se reconstruire en raison du poids des réparations.
Contrairement à ce que soutient Keynes, le traité fut le fruit d’un travail diplomatique très approfondi et disputé entre 27 délégations représentant 32 puissances présentes sur les cinq continents, avec pour objectif d’instaurer un ordre international garantissant la paix. L’unité et la souveraineté de l’Allemagne étaient réaffirmées mais sa puissance encadrée par l’occupation pendant quinze ans de la rive gauche du Rhin, la démilitarisation de la Rhénanie, la limitation du réarmement à 100 000 hommes et la renonciation à ses colonies. Les réparations furent finalement réduites et fixées en 1921 à 132 milliards de marks-or. La redéfinition des frontières en Europe, rendue inévitable par l’effondrement de la monarchie austro-hongroise, obéissait au principe des nationalités. Enfin, la création de la SDN, 14e point du programme du président Woodrow Wilson, innovait en créant une institution nationale qui devait réassurer la paix en privilégiant le règlement négocié des différends entre États.
Force est de constater que le traité de Versailles, contrairement au Congrès de Vienne, échoua à conclure une paix de conciliation et un équilibre durable, fondé sur des principes partagés. Il était trop dur pour ce qu’il avait de mou et trop mou pour ce qu’il avait de dur. Il ne garantissait ni les frontières ni la sécurité en Europe, faute pour la SDN de disposer de pouvoirs de coercition. Il réservait le principe des peuples à disposer d’eux-mêmes à l’Europe et ignorait les aspirations à l’indépendance des peuples colonisés d’Asie et d’Afrique. Il ne fondait pas un nouvel ordre économique, commercial et monétaire capable de gérer les séquelles du conflit et d’organiser la reconstruction qui ne pouvait être financée par les seules réparations.
Pour autant, il est faux d’attribuer au traité de Versailles la responsabilité première de la Seconde Guerre mondiale. C’est en effet la guerre totale – et non la paix – qui détruisit la civilisation de l’Europe libérale, ensauvagea les sociétés, engendra l’État totalitaire, déchaîna les idéologies de la classe et de la race. C’est la déflation des années 1930, produit de la gestion désastreuse du krach d’octobre 1929 par les États-Unis puis de leur protectionnisme commercial, monétaire et financier, qui ruina les classes moyennes des démocraties et, en 1933, porta Hitler au pouvoir en Allemagne où l’on comptait alors 6 millions de chômeurs.
L’échec du traité de Versailles n’avait rien de fatal. Il résulta avant tout du refus du Congrès des États-Unis de le ratifier, le 19 mars 1920, ce qui supprimait la réassurance de la première puissance mondiale sur les frontières et la sécurité en Europe, tout en plaçant d’emblée la SDN en apesanteur alors qu’elle était un projet américain. Au demeurant, le traité de Versailles n’empêcha ni la brillante reprise ni la détente des relations internationales durant les années 1920. Mais le ferment de la division entre les démocraties joua un rôle décisif et délétère au cours de la décennie 1930, interdisant la mise en œuvre d’une stratégie concertée face à la déflation comme face aux totalitarismes.
Le traité de Versailles n’appartient pas qu’à l’histoire. La paix manquée de 1919 est riche d’enseignements pour les démocraties du XXIe siècle. Le système de la mondialisation est très différent de l’après-Première Guerre mondiale : le capitalisme est universel ; l’Union soviétique a disparu ; le monde n’est plus européen ; l’Occident a perdu son monopole sur l’histoire. Pourtant, les années 2010 sont dominées par la crise existentielle de la démocratie face aux démocratures, au djihadisme et à la poussée des populismes. Et cette crise résulte d’une autre paix manquée, en 1989, qui a débouché sur un krach planétaire et un cycle de grandes confrontations.
L’absence de refondation d’un ordre mondial a laissé le monde multipolaire sans régulation, encourageant la renaissance des passions nationalistes, religieuses et protectionnistes sur les ruines des idéologies du XXe siècle.« Plus vous regardez loin dans le passé, plus vous verrez loin dans l’avenir », remarquait Churchill. Le destin tragique du traité de Versailles souligne combien il est dangereux pour les démocraties de se désunir et de détruire l’ordre de 1945, faute d’avoir su imaginer des institutions et des règles pour la mondialisation.
(Chronique parue dans Le Figaro du 08 juillet 2019)