La dérive de l’Italie illustre les risques que fait courir à la croissance, au progrès social et aux libertés la perte de contrôle de la dette publique.
Aux côtés du Royaume-Uni aspiré par le chaos du Brexit qui se transforme en Neverendum, l’Italie symbolise la crise de l’Europe. Quand Londres ne parvient ni à sortir ni à rester dans l’Union, Rome prétend refonder l’Europe tout en s’enfonçant dans une spirale infernale de récession économique, de remontée du risque financier et de dérive populiste.
L’Italie expérimente l’alliance des populismes de droite et de gauche, qui tourne à l’avantage de la Lega de Matteo Salvini. Sous sa houlette, l’Italie est en passe de rompre avec les principes qui ont dominé sa politique intérieure comme avec sa posture internationale depuis la Seconde Guerre mondiale. Et ces divorces en chaîne sont lourds de conséquence.
Divorce avec la croissance et l’emploi, d’abord. L’Italie retombe en récession avec une diminution du PIB de 0,2 % en 2019 alors que sa production reste inférieure de 5 % à son niveau de 2008 et stagne à son niveau de 1987. Le chômage, loin de régresser comme dans les grands pays développés, repart à la hausse et touche 10,7 % de la population active et 32,8 % des jeunes, qui s’exilent massivement. Le décrochage de l’économie italienne est structurel, lié à la stagnation de la productivité en raison de l’insuffisance de l’investissement, à la fragilité du système bancaire et au surendettement public, à l’écartèlement de la nation entre le Nord, intégré dans la mondialisation, et le Sud, qui se paupérise. Et les priorités affichées par le gouvernement ne peuvent que la fragiliser davantage, qu’il s’agisse de la hausse du salaire horaire minimum à 9 euros, de la revalorisation des retraites, de l’instauration d’un revenu universel ou d’une flat tax.
Divorce avec les marchés financiers, ensuite. L’Italie, qui doit emprunter 400 milliards d’euros en 2019 pour refinancer sa dette publique de 2 250 milliards d’euros, fait face à une défiance croissante des investisseurs internationaux, inquiets des risques qu’elle concentre. Les projets d’emprunt patriotique, promu à grand renfort d’avantages fiscaux ou de monnaie nationale alternative à l’euro, font long feu. L’Italie se rapproche de la situation de crise de 2011, prise en tenaille entre le paiement des intérêts de la dette qui se sont élevés à 65 milliards d’euros en 2018, la hausse de l’écart de taux avec l’Allemagne qui tend vers les 300 points de base, enfin la perspective d’une nouvelle dégradation de sa signature par les agences de notation.
Divorce avec l’Union, en outre. L’Italie, qui a épuisé toutes les marges de flexibilité du pacte de stabilité et la bonne volonté de ses partenaires de la zone euro, se trouve isolée face à la Commission. Celle-ci n’a d’autre choix que d’ouvrir une procédure pour déficit excessif qui pourrait déboucher sur des sanctions à hauteur de 3,5 milliards d’euros. Alors que l’économie replonge dans la récession, déficit et dette publics devraient atteindre respectivement 3,5 et 135,7 % du PIB en 2020. Quand 35 milliards d’euros restent à trouver pour présenter le budget 2020 conformément aux engagements pris avec Bruxelles, Rome envisage de mettre en place une flat tax pour un coût de 30 milliards d’euros. Le bras de fer se déploie aussi sur le plan politique, avec la volonté de Salvini de s’imposer comme le leader des nationalistes du continent qui prétendent redessiner l’Union au profit des États.
Divorce avec les démocraties occidentales, de surcroît. Les menaces de nationalisation de la banque centrale ou de confiscation de son stock d’or, valorisé à 102 milliards d’euros, sont contraires à l’ordre public des grands pays développés. Au plan international, l’Italie, qui était le pays européen le plus intégré avec les États-Unis après le Royaume-Uni, affiche sa proximité avec Vladimir Poutine comme avec Xi Jinping, devenant le premier pays du G7 à signer un accord dans le cadre des « nouvelles routes de la soie » pour développer les ports stratégiques de Gènes et Trieste.
Divorce programmé de la coalition antisystème, enfin. L’inversion complète du rapport de force entre la Lega et le M5S lors des européennes (respectivement 34 et 17 % des voix) comme l’échec prévisible des négociations budgétaires avec Bruxelles rendent probables de nouvelles élections avant la fin 2019. Elles pourraient marquer un tournant historique en donnant une majorité de gouvernement à la Lega alliée au mouvement Fratelli d’Italia.
La dérive de l’Italie illustre la réalité des risques que fait courir à la croissance, au progrès social et aux libertés la perte de contrôle de la dette publique. Elle souligne qu’un échec économique sans appel n’implique pas nécessairement la défaite politique des démagogues, car leur succès se nourrit du sentiment de perte d’identité des peuples, notamment en Europe de l’Ouest, du rejet de l’immigration, de l’inquiétude devant la dégradation de la sécurité intérieure et extérieure.
(Chronique parue dans Le Figaro du 17 juin 2019)