Loin d’être circonscrite à l’Occident, l’onde de choc nationale-populiste partie du Royaume-Uni et des Etats-Unis embrase les pays du Sud.
En Asie, Narendra Modi a remporté une victoire sans appel aux législatives de 2019 en attisant le nationalisme hindou contre les 200 millions de musulmans que compte le pays comme contre le Pakistan, où l’aviation indienne a conduit plusieurs raids. De manière symétrique, le Pakistan est dirigé depuis 2018 par Imran Khan, icône du cricket formé aux valeurs libérales à Oxford, qui s’est fait adouber par les islamistes pour conquérir le pouvoir. Aux Philippines, Rodrigo Duterte, qui s’enorgueillit de quelque 5 000 exécutions extrajudiciaires commises par les forces de sécurité au nom de la lutte contre la drogue, a triomphé lors des élections de mi-mandat du 13 mai, qui lui ont permis de prendre le contrôle du Sénat, ultime contre-pouvoir qui échappait à son emprise.
Au Moyen-Orient, Recep Tayyip Erdogan enterre l’héritage de Mustafa Kemal et entend transformer la Turquie en une puissance impériale néo-ottomane fondée sur l’État AKP et adossée au sunnisme radical des Frères musulmans. Le maréchal Al-Sissi, en Égypte, lui conteste le leadership du monde arabe à partir d’un modèle opposé, fondé sur la fusion de l’État et de l’armée et sur l’éradication du fondamentalisme.
En Amérique latine, le national-populisme se décline sous diverses formes. A gauche, au Mexique, Andrés Manuel Lopez Obrador, investi le 1er décembre 2018, martèle que « c’est désormais le peuple qui commande », diminue les salaires des hauts fonctionnaires et réaffirme le contrôle de l’État sur la compagnie pétrolière Pemex. Simultanément, il a dû accepter des compromis en matière de commerce et de contrôle de l’immigration pour échapper aux menaces brandies par Donald Trump de taxer les 80 % d’exportations mexicaines vers les États-Unis. À l’extrême droite, au Brésil, Jair Bolsonaro a été élu en octobre 2018 sur un programme mêlant libéralisation de l’économie, rétablissement musclé de l’ordre, reprise en main de la justice et de l’Université, rupture assumée avec les institutions démocratiques. En Argentine, enfin, la mise en échec des réformes de Mauricio Macri par la crise monétaire a débouché sur un risque de cessation des paiements qui n’a été endigué que par le soutien du FMI à hauteur de 57 milliards de dollars, au prix d’un sévère programme d’austérité. D’où le retour en force du péronisme avec la candidature à l’élection présidentielle de cet automne de Cristina Kirchner derrière son chef de cabinet, Alberto Fernandez, en raison des multiples procédures judiciaires dont elle fait l’objet. Avec pour programme rien de moins que la nationalisation du commerce extérieur ainsi que la mise sous tutelle de la justice et des médias par l’État.
En Afrique, Paul Kagame a mis en place au Rwanda un gouvernement autoritaire qui associe croissance intensive, quadrillage de la société et parti unique, et qui connaît un succès grandissant sur le continent. Il fait des émules en Afrique orientale, notamment en Ethiopie, qui s’affirme comme un tigre africain avec une progression de l’activité de plus de 10 % par an, comme en Afrique occidentale. Le Bénin en est symbolique, qui avait lancé la sortie des dictatures marxistes et la démocratisation de l’Afrique dans les années 1980. Aujourd’hui, le président Patrice Talon s’approprie les principales filières de production et les infrastructures stratégiques tout en ayant interdit aux partis d’opposition de participer aux élections législatives d’avril, ce qui s’est achevé par la répression sanglante des manifestations qui ont accompagné cette parodie de scrutin à Cotonou.
Sous la diversité des expériences politiques, des dirigeants et des pays pointent des facteurs communs à tous ces régimes : le culte de l’homme fort, tout d’abord, avec des dirigeants charismatiques qui se confondent avec les mouvements qui les portent ; l’exaltation des passions nationales et religieuses, sur fond de désintégration des idéologies et des utopies du XXe siècle ; la revendication du monopole de la parole et de la représentation du peuple contre les élites ; le recours assumé à la violence au nom de la lutte contre l’insécurité ; la contestation radicale de l’Occident, dont les institutions mais aussi les valeurs sont rejetées – avec d’autant plus de vigueur que les démocraties elles-mêmes, États-Unis en tête, se détachent de l’État de droit et renoncent à défendre l’universalité des droits de l’homme.
L’insurrection nationale-populiste qui se répand dans le monde émergent comporte une dimension paradoxale dans la mesure où le Sud fut le grand bénéficiaire de la mondialisation, qui a comblé plus du tiers de l’écart de richesse avec le Nord et diminué la pauvreté de plus de moitié en trois décennies. Mais la croissance est allée de pair avec une formidable montée des inégalités, tandis que les contrecoups du krach de 2008 et le retournement du supercycle des matières premières ont déstabilisé les nouvelles classes moyennes. Surtout, comme dans les pays développés, les causes politiques et culturelles du populisme sont premières et restent sous-estimées : demande de protection face à l’accélération des transformations du monde ; sentiment de déracinement et d’atomisation des individus ; inquiétude face aux mouvements de population ; anxiété face à la contagion de la violence (25 000 meurtres et 63 000 homicides par an au Mexique et au Brésil) et révolte devant l’extension de la corruption.
La propagation de l’onde de choc populiste dans les pays du Sud souligne qu’elle n’est ni un accident ni une parenthèse. Elle pèsera durablement sur l’histoire du XXIe siècle en contribuant à refermer la mondialisation libérale qui débuta à la fin des années 1970. Même l’échec économique programmé des populistes ne constitue pas un antidote efficace à la puissance des passions collectives qui justifient une fuite en avant permanente. Les populismes du Sud participent ainsi à la fragmentation et à la polarisation du monde, renforçant les risques de secousses économiques majeures et de conflits armés. Simultanément, la volonté de construire un système postoccidental et de créer des institutions alternatives à celles de Bretton Woods réduit la capacité de gestion coordonnée des crises. Le XXIe siècle est bien l’âge de l’Histoire universelle, mais dans un système multipolaire où les populismes alimentent, au Sud comme au Nord, le choc des nationalismes, des cultures et des religions. Avec pour adversaires l’État de droit, la liberté politique, la reconnaissance de valeurs et d’intérêts communs à l’humanité.
(Chronique parue dans Le Point du 20 juin 2019)