Notre langue n’est pas que littéraire. Elle est aussi un vecteur de croissance et d’innovation pour multiplier les échanges dans l’enseignement et l’art.
La francophonie s’est longtemps limitée à un espace politique et culturel. D’un côté, la Françafrique joua un rôle majeur dans le cantonnement de la poussée soviétique durant la guerre froide. De l’autre, la langue française a servi de socle pour multiplier les échanges en matière d’enseignement, d’art et de littérature. Contrairement au Commonwealth, l’économie et le développement furent en revanche relégués dans un angle mort.
Le sommet de Dakar qui s’est tenu l’an dernier a marqué une rupture salutaire en se prolongeant, pour la première fois, par un forum économique. Ainsi a été acté le fait que le français n’est pas seulement une langue administrative ou littéraire, mais aussi une langue des affaires et de l’innovation. Le potentiel économique de la francophonie continue à être sous-estimé. Elle regroupe 230 millions d’hommes, qui produisent 8,5 % du PIB mondial et réalisent quelque 11 % des échanges de biens et de services. Elle rassemblera près de 800 millions d’individus en 2050, dont 85 % vivront en Afrique, continent qui comptera alors 2,4 milliards d’habitants.
La francophonie est aujourd’hui un formidable laboratoire du codéveloppement. D’un côté, la France peut contribuer aux Trente Glorieuses de l’Afrique. De l’autre, la francophonie constitue l’un des atouts méconnus de notre pays.
Le décollage de l’Afrique résiste à la crise des pays émergents. En 2016 comme en 2015, l’activité progressera de plus de 5 %, alors que la croissance mondiale ralentit à 3,1 %.
La résilience de l’Afrique ne doit rien au hasard. Elle résulte de cinq facteurs. La démographie, qui fera de l’Afrique le principal réservoir de main-d’œuvre d’une planète vieillissante. La diversification et la réduction de la dépendance aux matières premières. L’originalité d’un mode de développement endogène, adossé à la constitution d’une classe moyenne de 300 millions d’habitants, qui va de pair avec la réduction de la pauvreté, passée de plus de 50 % à 31 % depuis 1990. Le désengagement économique des Etats au profit du secteur privé, qui génère 70 % de l’activité, crée 90 % des emplois et porte deux tiers des investissements. L’entrée de plain-pied dans l’ère numérique puisque l’Afrique constitue le second marché mondial des télécommunications après l’Asie, sert de laboratoire aux géants américains pour l’universalisation de l’accès à Internet, qu’elle est en avance pour le paiement par mobile ou le recours à la biométrie.
Le décollage de l’Afrique repose sur des bases solides. Pour autant, il s’inscrira dans un environnement beaucoup plus volatil.
Sa pérennité passe dès lors par un effort autour de cinq priorités :
- L’éducation et le travail. 45 % de la population a moins de 15 ans et 25 millions de jeunes actifs devront être intégrés chaque année par le marché du travail. Cela implique un formidable effort de formation, notamment pour porter à 100 % le taux de scolarisation primaire et secondaire, qui s’élève actuellement à 91 et 37 %. D’où la création d’un réseau francophone de lycées et d’universités décentralisés, ainsi que la multiplication des enseignements en ligne dont le contenu devrait être coproduit.
- La dynamique des entrepreneurs. La vitalité de l’Afrique repose sur une nouvelle génération d’entrepreneurs et sur la multiplication des start-up. Leur mobilité, comme celle de leurs produits au marché des pays francophones, doit être facilitée. Par ailleurs, l’expansion des PME gagnerait à être soutenue par l’intervention de fonds d’investissement spécialisés ainsi que par les groupes mondialisés présents sur le continent.
- Le financement de l’investissement. La défaillance chronique des infrastructures constitue un frein au développement. Le taux de raccordement à l’électricité et d’accès à des routes permanentes reste limité à 43 %, bloquant l’industrie et les marchés. L’expansion des mégalopoles va de pair avec les logements insalubres, qui abritent la moitié de la population, au prix de crises sanitaires. Et ce alors que les risques liés au réchauffement climatique sont loin de s’être tous matérialisés. Il est donc impératif d’accélérer les investissements pour les porter de 18 à 25 % du PIB. Et pour cela de lever la contrainte de financement grâce à l’accélération de la bancarisation, au développement des places financières, à la montée en puissance des investissements directs étrangers, à la mobilisation de l’épargne de la diaspora, à la multiplication des financements innovants et des partenariats public-privé.
- L’intégration régionale. Le 24e sommet de l’Union africaine, réuni à Addis-Abeba en janvier, a placé au cœur de son Agenda 2063 l’ouverture des échanges au plan régional. Le traité de Charm el-Cheikh, signé en juin, a institué une vaste zone de libre-échange entre 26 pays de l’Afrique de l’Est. Il faut d’urgence le compléter par un grand marché de l’Afrique de l’Ouest autour de la zone franc CFA et du Nigeria. Et parvenir à un marché maghrébin, tant le morcellement économique et financier de l’Afrique du Nord pèse négativement sur son développement.
- L’État de droit. La condition première du développement reste la paix civile ainsi que la stabilité du cadre juridique et fiscal des entrepreneurs et des investisseurs. L’espace francophone constitue une pièce majeure de la lutte contre le terrorisme et le fanatisme religieux. Parallèlement, un travail d’unification des normes et de coordination des régulateurs doit être poursuivi pour surmonter le morcellement des marchés nationaux. Une innovation déterminante pourrait être introduite avec la création d’un statut de société africaine francophone, sur le modèle de la société européenne, qui permettrait d’opérer librement dans toute l’Afrique occidentale.
Loin des nostalgies néocoloniales ou de l’économie de rente, la francophonie constitue un espace de croissance et de développement clé pour le XXIe siècle. La France, l’Afrique, le Québec et les Antilles ont tout à gagner à mutualiser leur capital humain, leurs marchés, leurs financements et leurs technologies. Dans la mondialisation, plus le capitalisme s’universalise, plus les identités et les cultures s’affirment. Or, dans la sphère économique, le bon français adossé au droit romain n’est pas moins efficace que le mauvais anglais marchant au bras de la common law.
(Chronique parue dans Le Point du 15 octobre 2015)