L’Europe est-elle devenue allemande ? Le déclin de la France et le repli du Royaume-Uni ont favorisé l’éclosion du leadership d’Angela Merkel.
L’Europe, qui rêvait de dépasser l’histoire, se trouve confrontée à quatre crises majeures qui remettent en cause les acquis de soixante années d’intégration : le défaut grec ; le référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union ; l’intervention russe en Ukraine ; la plus forte vague de migrations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Du fait de l’effondrement de la France, l’Allemagne se trouve, seule, en première ligne pour répondre à ces défis qui mettent à l’épreuve son leadership comme celui d’Angela Merkel.
Le rôle central de l’Allemagne en Europe s’explique par trois raisons : la solidité de ses institutions, fondées sur la culture du compromis et de la stabilité ; la réussite de la réunification ; un nouveau miracle économique. Au terme d’une difficile décennie 1990, l’Allemagne s’est adaptée à marche forcée à la mondialisation et au passage à l’euro. Elle est le seul grand pays développé qui a véritablement surmonté la crise de la mondialisation comme celle des risques souverains en Europe.
Cette prépondérance économique érige l’Allemagne en réassureur ultime de la zone euro aux côtés de la BCE. C’est l’axe constitué par Merkel et Mario Draghi qui a élaboré et réalisé la réforme des institutions de la monnaie unique comme l’ajustement coordonné des modèles de ses États membres – à la notable exception de la France. L’Allemagne a piloté le sauvetage de la Grèce selon ses principes. Pour ces mêmes raisons, elle s’impose comme l’interlocuteur principal de David Cameron dans sa tentative de renégocier le statut du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne.
Si le leadership économique et monétaire de l’Allemagne s’inscrit dans la continuité de sa refondation après 1945, la récente percée dans le champ diplomatique et moral constitue une rupture. Dans la crise ukrainienne, c’est Merkel qui a pris l’initiative et conduit les négociations de Minsk 2, où le rôle de François Hollande a été réduit à celui de simple caution. Surtout, face à l’afflux dramatique des réfugiés, c’est Merkel qui a rappelé aux Européens leur devoir d’accueil au titre de l’universalité des droits de l’homme, tandis que la France reste tétanisée. Loin de se contenter de parler, l’Allemagne s’est mise en situation de recevoir en 2015 plus de 800 000 migrants, soit 1 % de sa population, mobilisant à cet effet 10 milliards d’euros.
Au terme d’un paradoxe, l’Allemagne se trouve en situation de leadership tout en refusant la politique de puissance et Merkel, la plus prudente et la plus consensuelle des dirigeants, dans l’obligation de prendre des risques considérables. Risques pour son style et sa popularité, tant son art du consensus se trouve bousculé par les urgences propres à la gestion des crises. Risques politiques intérieurs avec les violences xénophobes autour des réfugiés – venant de Pegida et des néonazis du NPD – ou extérieurs du fait de la résurgence de l’antigermanisme autour des politiques d’austérité. Risques stratégiques car ses initiatives pourraient se retourner contre l’Allemagne et l’Europe en traitant davantage des conséquences des chocs que de leurs causes.
Le nouveau plan de sauvetage de la Grèce reste insoutenable tant économiquement que financièrement, faute de restructuration d’une dette qui atteint 180 % du PIB. En Ukraine, les rappels à l’ordre vont à Kiev pour assurer un statut d’autonomie aux républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk, et non pas à Moscou, qui poursuit méthodiquement leur annexion.
Dans la crise des réfugiés, Merkel a sauvé l’honneur de l’Europe tout en adoptant une position cohérente pour enrayer le déclin démographique de son pays, dont la population devrait reculer de 83 à 70 millions d’habitants d’ici à 2050. Mais l’Europe ne peut ni accueillir durablement 1 million de migrants par an – notamment dans le sud du continent lourdement frappé par la crise, le chômage et le surendettement, ni interrompre leur flot, sans déployer une politique globale d’immigration et d’asile, de contrôle des frontières, de stabilisation du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, à commencer par la Libye. Or celle-ci reste dans les limbes, faute de stratégie et de moyens d’action.
L’Allemagne, légitimement hantée par son histoire, se veut un empire du bien. Elle doit être saluée pour porter haut la liberté et de la dignité des hommes que la France a renoncé à incarner. Mais ces valeurs ne doivent pas seulement être illustrées ; elles doivent être défendues à l’heure où les menaces intérieures et extérieures reviennent en force. La générosité ne suffit pas ; il faut une politique, articulée au double plan national et européen, adossée à des moyens de puissance pour la mettre en œuvre. Le leadership s’use s’il ne s’exerce que de manière hémiplégique. La sécurité doit redevenir une priorité pour l’Allemagne comme pour l’Europe.
(Chronique parue dans Le Figaro du 07 septembre 2015)