Pourquoi l’intervention du pouvoir politique est à la fois inévitable et indispensable.
Mark Zuckerberg, le président et fondateur de Facebook qui qualifiait en 2010 la vie privée de simple « norme sociale », a fait sensation en affirmant publiquement : « Je suis convaincu que les gouvernements et les régulateurs doivent jouer un rôle plus actif dans la gouvernance d’Internet. » Et en réclamant l’intervention publique afin d’assurer la répression des contenus violents ou haineux, l’intégrité des élections, la protection de la vie privée et la portabilité des données sur la Toile. Même si ce revirement relève avant tout d’une stratégie de communication pour tenter de restaurer la confiance des utilisateurs de Facebook, l’appel de Mark Zuckerberg marque un tournant dans l’histoire d’Internet. Il enterre en effet le mythe libertarien de l’autorégulation du réseau, par la technologie ou par une introuvable « communauté globale », comme celui de sa neutralité qui masquait la totale asymétrie d’information entre les plateformes et leurs utilisateurs. En trente ans, Internet a réalisé la plus profonde et la plus rapide révolution technologique de l’Histoire en connectant 4,5 milliards d’hommes. Mais il a engendré deux monstres qui menacent tant le capitalisme que la démocratie : l’oligopole des Gafam aux États-Unis ; le totalitarisme digital chinois qui, à travers la reconnaissance faciale et le permis social, a mis en place un Big Brother numérique.
Le modèle d’Internet est ainsi devenu insoutenable, car il aboutit à la suppression des libertés individuelles, par le contrôle étatique en Chine, par la construction de géants monopolistiques aux États-Unis. Insoutenabilité pour les utilisateurs qui concluent un pacte faustien en aliénant leurs données sans protection contre une illusoire gratuité. Insoutenabilité pour les collaborateurs des plateformes, qui sont instrumentalisés au service de projets éthiquement douteux ou réduits au statut de travailleurs pauvres. Insoutenabilité pour les Etats, qui se trouvent contournés et privés des ressources fiscales liées à l’économie numérique. Insoutenabilité pour la démocratie, avec l’atteinte aux droits individuels et les programmes de contrôle de la population, comme l’espace ouvert aux discours violents – des djihadistes aux suprémacistes blancs – et aux interventions des démocratures, avec les fermes de trolls et de robots russes qui ont biaisé l’élection présidentielle américaine de 2016 ainsi que les référendums sur le Brexit ou l’indépendance de la Catalogne.
Dès lors qu’il est démontré que l’industrie numérique ne peut ni s’autoréguler ni gérer les risques qu’elle génère par des algorithmes, l’intervention du pouvoir politique est à la fois inévitable et indispensable. Et ce dans cinq domaines.
- Le rétablissement de la concurrence, qui ne passe pas par la multiplication des amendes mais par le démantèlement de Google, par la cession par Facebook de ses autres messageries, Instagram, Messenger et WhatsApp, par l’interdiction du rachat systématique par les Gafam des start-up qui pourraient devenir leurs concurrents.
- Le partage de la valeur ajoutée et des revenus publicitaires avec les éditeurs de contenu, mais aussi avec les auteurs et les artistes, ainsi que le prévoit la nouvelle directive européenne sur le droit d’auteur.
- La réintégration des plateformes dans le droit fiscal et social, via la définition de règles mondiales de taxation du numérique par l’OCDE prévue pour 2020.
- La responsabilité des réseaux sociaux sur les contenus qu’ils diffusent et l’encadrement de la publicité politique, à l’image du projet de loi de Singapour sur les infox.
- Enfin et surtout, la reconnaissance du droit de propriété des personnes sur leurs données, seul à même de permettre leur protection effective.
Il reste à imaginer le bon modèle de régulation pour l’économie numérique, qui ne peut être remis ni à des tiers de confiance sans légitimité politique ni aux seuls États-nations et doit rester compatible avec l’innovation. Internet pourrait ainsi devenir le laboratoire de la gouvernance des risques mondiaux du XXIe siècle, notamment en matière d’environnement. L’Europe peut jouer un rôle décisif en proposant une alternative au marché dérégulé américain comme au totalitarisme chinois, fondée sur un Etat de droit applicable au grand marché. Le règlement général pour la protection des données personnelles, entré en vigueur le 25 mai 2018, en constitue la première pierre et pourrait s’imposer comme la norme internationale du monde développé. Connecter tous les hommes est une source de valeur fascinante. Mais elle peut les conduire à la liberté comme à l’asservissement. Voilà pourquoi il est temps de remettre Internet au service des hommes, en cassant non seulement l’oligopole économique des Gafam mais plus encore leur monopole dans la gouvernance d’Internet.
(Chronique parue dans Le Point du 11 avril 2019)