Favoriser l’argent facile pour endiguer la déflation : un jeu dangereux valable seulement à court terme.
La politique monétaire est le plus puissant et le plus rapide des instruments de la politique économique, au point que les banques centrales sont devenues, dans les pays développés, un quatrième pouvoir à part entière, aux côtés de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. Elles ont joué le premier rôle dans la gestion du krach de 2008 puis de la crise de la zone euro. La baisse des taux d’intérêt et la mobilisation du bilan de la Réserve fédérale (Fed) dès 2009, imitées par les banques de Chine et du Japon, ont permis d’endiguer la déflation par la dette. Après avoir failli sous la direction de Jean-Claude Trichet, qui augmenta les taux en 2008 et 2011, la Banque centrale européenne (BCE), sous la houlette de Mario Draghi, parvint in extremis à sauver l’euro à l’été 2012.
Si le risque d’une dépression mondiale a été conjuré, les séquelles du krach continuent à peser, notamment sous la forme de pressions déflationnistes. Alors que le taux de croissance de l’économie mondiale s’établit à 3,1 % et que le plein-emploi a été rétabli, avec un chômage ramené à 5,5 % des actifs, l’inflation reste inférieure à 2 % – en dépit des cas pathologiques du Venezuela ou du Zimbabwe. Surtout, le montant des dettes publiques et privées atteint désormais 230 % du PIB mondial – dont 67 000 milliards de dollars de dettes souveraines –, créant un risque majeur de nouvelles secousses financières. Pour ces raisons, la normalisation des politiques monétaires a été extrêmement prudente, débutant en 2015 aux Etats-Unis avec la hausse des taux et la réduction du bilan de la Fed – passé de 4 520 à moins de 4 000 milliards de dollars – et en 2018 dans la zone euro avec la réduction programmée des achats de dettes.
La dégradation de l’environnement économique à la fin de 2018 a provoqué un nouveau tournant, contraignant les banques centrales à une pause face à la remontée des risques qui les a prises à contre-pied : net ralentissement de la croissance en Chine, récession dans plusieurs pays émergents surendettés comme la Turquie, fragilités de la finance de l’ombre, qui gère près de 52 00 milliards de dollars, renouveau des tensions dans la zone euro autour de l’Italie, qui plonge dans la récession (– 0,2 %), et de ses banques, incertitudes entourant le Brexit, guerres commerciale et technologique entre les États-Unis et la Chine, onde de choc populiste dans les pays développés. Avec pour conséquence une sévère correction des marchés d’actions, qui ont baissé de 6 % en 2018 et de 19 % entre octobre et décembre.
Les banques centrales, qui tiennent à bout de bras la reprise depuis 2009, ont dès lors été sommées d’agir. La Fed a renoncé aux deux hausses de taux prévues en 2019 pour les stabiliser entre 2,25 et 2,5 % – très au-dessous de la croissance nominale de 4,5 % –, annoncé une seule augmentation en 2020 et aucune en 2021, interrompu la réduction de son bilan. La Chine a réagi à la baisse de la croissance autour de 6 % par une expansion monétaire associant baisse des taux et assouplissement du financement des collectivités et des entreprises. La banque du Japon a reconduit le 15 mars son programme massif d’achat de dettes de 640 milliards d’euros par an. Enfin, le 7 mars, la BCE, devant la faiblesse de la croissance et de l’inflation dans la zone euro (respectivement 1 % et 1,2 %), a repoussé à 2020 la remontée de ses taux et lancé un troisième programme de soutien aux banques pour faciliter le crédit aux entreprises et aux ménages – destiné en particulier aux institutions italiennes.
La pause dans le resserrement des politiques monétaires illustre le dilemme des instituts monétaires. Les séquelles du krach, notamment la généralisation du surendettement, comme la montée des mouvements populistes rendent la perspective d’une récession insupportable, alors qu’elle est inévitable au terme d’un cycle de croissance exceptionnel (20 millions d’emplois ont été créés aux Etats-Unis depuis 2009). D’où l’injonction faite aux banques centrales d’assouplir les conditions de financement. Mais elles se trouvent ainsi empêchées de reconstituer leurs marges de manœuvre pour faire face à un nouveau choc, dont l’argent facile augmente et la probabilité et l’intensité. Comme après 2001, l’argent facile installe Etats et marchés dans l’illusion d’une réassurance illimitée des risques qui constitue une machine à fabriquer des dettes supplémentaires et des bulles spéculatives. La récession ne se trouve ainsi écartée à court terme qu’au prix d’un nouveau krach à moyen terme.
Deux risques coexistent. Le premier est celui des nouvelles théories monétaires qui entendent financer la garantie de l’emploi ou les investissements requis par la transition écologique avec une création monétaire illimitée, soit à travers l’annulation des titres de dettes publiques dans le bilan des banques centrales, soit à travers le financement direct des entreprises et des ménages. Cela ne peut aboutir qu’à l’hyperinflation et à l’effondrement de la confiance dans la monnaie, comme l’ont montré l’Allemagne de la république de Weimar ou le Venezuela chaviste. Le second est celui d’un retour brutal à l’orthodoxie monétaire dans la zone euro avec la candidature de Jens Weidmann à la succession de Mario Draghi, poussée par l’Allemagne. Sa nomination réactiverait les risques d’éclatement de la monnaie unique liés au possible défaut de certains Etats et à la spirale infernale entre risques souverain et bancaire.
Poincaré rappelait à juste titre que « la monnaie est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des banques centrales ». Pour autant, les dirigeants des démocraties ont oublié que la politique économique est aussi une chose trop sérieuse pour être mise entre les mains des seuls banquiers centraux. La politique monétaire peut faire beaucoup, notamment pour gagner du temps et endiguer une spirale déflationniste, mais il est illusoire de penser que l’injection de liquidités est à même de résoudre les problèmes structurels des économies développées.
Les banques centrales sont allées au bout de leurs missions et de leurs capacités. Il reste aux marchés et surtout aux États à faire leur devoir. Du côté des marchés, en désarmant le retour en force des bulles spéculatives. Du côté des Etats, en s’attaquant aux problèmes structurels nés des inégalités, de la précarisation des classes moyennes, de la faiblesse de l’investissement et de l’innovation qui bloque la productivité, de l’adaptation aux révolutions numériques et à la transition écologique, mais aussi en cessant de miner la croissance par le protectionnisme et de détruire le système multilatéral indispensable pour gérer les chocs et les crises du capitalisme universel. La monnaie a rempli son rôle ; c’est désormais à la politique d’assumer ses responsabilités.
(Chronique parue dans Le Point du 28 mars 2019)