Loin des illusions entretenues sur la paix perpétuelle, la démocratie est de nouveau menacée et confrontée à la guerre.
La Grande Guerre fut la matrice de l’histoire du XXe siècle. La guerre totale enfanta l’État total puis les totalitarismes se revendiquant des idéologies de la classe ou de la race. La révolution bolchevique en 1917, le fascisme en 1922 puis le nazisme en 1933 s’engouffrèrent dans l’espace créé par les massacres de masse et l’ensauvagement des sociétés. Par ailleurs, la paix manquée de 1919 portait en germe une nouvelle guerre mondiale.
Cent ans après l’armistice, la configuration planétaire a radicalement changé. L’Europe n’est plus le centre du monde. Le capitalisme bascule de l’Atlantique vers le Pacifique. Quatre cycles historiques s’achèvent : la maîtrise du monde par l’Occident, qui débuta au XVe siècle ; le leadership des États-Unis à partir de 1917 ; l’ordre mondial mis en place en 1945 ; la mondialisation libérale, qui démarra en 1979 et implosa en 2008.
Loin des illusions entretenues sur l’avènement de la démocratie et la paix perpétuelle après l’effondrement de l’Union soviétique, la démocratie est de nouveau menacée et confrontée à la guerre. Les nations libres sont des régimes pacifiques, car fondés sur la protection des individus, l’État de droit, le primat du compromis sur la force. Mais elles ont toujours été confrontées à la violence, tant intérieure avec les guerres civiles qu’extérieure avec la menace des régimes qui récusent la liberté politique. La liberté politique reste l’enjeu central du XXIe siècle. La démocratie fait face au triple défi des démocratures, du djihadisme et de la démocratie illibérale. La guerre est de retour et mute, tour à tour asymétrique, hybride ou ouverte, civile et interétatique, de plus en plus endémique et sans fin comme on le voit en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye ou au Sahel.
Le djihadisme mondialise les guerres de religion et cherche à faire basculer les sociétés développées dans la guerre civile. Si les attentats créent un risque réel de radicalisation des opinions publiques, l’islamisme ne constitue pas une alternative à la démocratie tant ses expériences d’exercice du pouvoir se sont révélées tragiques, conjuguant misère et barbarie. La menace que représentent les démocratures est d’une tout autre nature. À l’image de la Chine de Xi Jinping ou de la Russie de Vladimir Poutine, elles revendiquent leur supériorité en termes de stabilité et de sécurité, désignent les démocraties comme ennemis et assument le recours à la force armée pour les dominer.
Le XXIe siècle s’organise ainsi autour de deux nouvelles guerres froides. La première, qui mime l’après-Seconde Guerre mondiale, met aux prises États-Unis et Russie. La seconde, décisive, oppose les États-Unis et la Chine. La guerre commerciale se distingue fondamentalement de l’affrontement par les armes. Mais la guerre commerciale chaude peut à tout moment dégénérer et se transformer en conflit ouvert, notamment autour de la mer de Chine, de Taïwan ou de la Corée du Nord. Et ce, d’autant que la Chine revendique depuis le XIXe congrès du PCC le leadership mondial à l’horizon de 2049.
La confrontation entre États-Unis et Chine est globale. Elle se déploie sur le plan économique avec la guerre commerciale, monétaire mais surtout technologique déclenchée par Donald Trump. Elle est stratégique avec la construction par Pékin d’une marine de haute mer, la militarisation d’îlots pour transformer la mer de Chine du Sud en grande muraille, les investissements massifs dans l’espace et le cybermonde. Elle est politique avec la projection du modèle autoritaire chinois à travers les « nouvelles routes de la soie », qui remplissent le vide laissé par le repli américain.
Les démocraties sont fragilisées face au durcissement du contexte stratégique. Elles ne savent plus ni gagner la guerre ni faire la paix, comme le montre l’échec systématique de leurs récentes interventions militaires. À l’intérieur, elles laissent s’installer un climat de guerre civile. À l’extérieur, elles affichent leur désunion, rééditant leurs erreurs des années 1930 avec la divergence des États-Unis s’éloignant de l’Europe et leurs alliés asiatiques et le déchirement de l’Europe en raison du Brexit et du clivage entre démocratie libérale et illibérale. Or, dans le même temps, les démocratures chinoise, russe, turque ainsi que la théocratie iranienne se rapprochent.
À l’âge de l’histoire universelle, la conclusion que Raymond Aron apportait à Penser la guerre, Clausewitz reste actuelle : « Il reste une dernière illusion à dissiper : après les horreurs de la Première Guerre mondiale, ni les hommes ni les États n’ont dit adieu aux armes. » Les démocraties doivent réarmer non seulement au plan militaire mais surtout au plan politique, intellectuel et moral. Elles doivent retrouver la foi dans la liberté et la volonté de la défendre.
(Chronique parue dans Le Figaro du 05 novembre 2018)