Le français ne donne pas seulement accès à la culture et à la connaissance. Il peut aussi devenir un moteur pour le développement et l’innovation.
Le 17e Sommet de la francophonie, qui se tient à Erevan les 11 et 12 octobre, est dominé par le souvenir de Charles Aznavour, qui s’est imposé comme l’une des grandes voix de la France du XXe siècle. Par son talent comme par son parcours, Aznavour était un ambassadeur incomparable de la langue française.
Pourtant, les préjugés à l’encontre de la francophonie restent nombreux. Pour les uns, elle se révélerait obsolète à l’heure d’Internet et du triomphe de l’anglais dans sa version globish. Pour les autres, elle se réduirait à des rituels diplomatiques inutiles et coûteux. Pour les derniers, elle serait un vestige de l’empire colonial français ou le cheval de Troie de la Françafrique, montrant une coupable complaisance envers les autocrates.
Ces idées simples sont autant d’idées fausses. Pour ce qui est de l’Histoire, Léopold Sédar Senghor souligna que la francophonie s’inscrivait en rupture avec le colonialisme. Pour ce qui est du présent, la force de frappe de la francophonie est loin d’être négligeable. Le français, langue officielle de 29 pays, constitue la cinquième langue de la planète, forte de 274 millions de locuteurs présents sur tous les continents. Il est la quatrième langue d’Internet, la troisième pour les échanges économiques, la deuxième pour les médias et les organisations internationales. En 2060, le monde comptera 767 millions de francophones, dont 85 % vivront en Afrique.
Loin d’être une relique du passé, la francophonie est donc de plain-pied avec le XXIe siècle. À l’heure où les passions nationales et religieuses s’exacerbent pour inciter au repli, elle sert la société ouverte. Au moment où la mondialisation se restructure autour de grands blocs, elle peut rapprocher l’Europe et l’Afrique et former un espace eurafricain capable de concurrencer les Amériques, la Chine ou l’Inde. Quand les Etats-Unis liquident leur soft power pour privilégier la force armée, quand la Chine exporte son modèle autoritaire par la dette à travers les nouvelles routes de la Soie, la francophonie projette une certaine idée de la liberté des hommes et de la coopération entre des nations souveraines.
Il reste que la mondialisation intensifie la concurrence entre les langues et que la révolution numérique bouleverse leur environnement. L’avenir du français dépendra de sa capacité à offrir à ses locuteurs l’accès à sa culture exceptionnelle, mais aussi à l’éducation, à un espace économique prospère, à une pensée innovante. Cela milite, un demi-siècle après la convention de Niamey signée le 20 mars 1970, pour sa refondation autour de trois axes – l’éducation, le codéveloppement et la sécurité – et pour une nouvelle approche, moins centrée sur les États et misant davantage sur les acteurs économiques et sociaux.
L’éducation. Dans l’économie de la connaissance et face à la révolution digitale, elle constitue une source majeure de croissance et le meilleur antidote aux inégalités. Dès lors, les lycées et les universités des pays francophones gagneraient à être mis en réseau en même temps que serait créé un Erasmus francophone entre les grands pôles universitaires, adossé à la délivrance de visas d’excellence. Le numérique permettrait le déploiement d’une offre complète de cours en ligne, et il est essentiel que le monde francophone investisse massivement dans… … l’intelligence artificielle. En France, où l’illettrisme ne cesse de gagner, il faut redresser l’enseignement du français.
Le laboratoire du codéveloppement. Le français, c’est aussi une langue pour l’économie et l’innovation. D’un côté, il peut contribuer à l’émergence du Sud et notamment aux Trente Glorieuses de l’Afrique. De l’autre, il offre une nouvelle frontière à la France et à l’Europe. Les leviers à actionner sont connus : création de réseaux d’entrepreneurs et de start-up ; multiplication de fonds d’investissement spécialisés dans les infrastructures ou les PME ; aménagement des mégalopoles ; coopération et intégration régionales ; définition d’un statut juridique de société francophone sur le modèle de la société européenne.
La sécurité et l’État de droit. La condition première du développement reste la paix civile ainsi que la stabilité du cadre juridique et fiscal pour les entrepreneurs et les investisseurs, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Elle pourrait être promue par la mise en place d’un Davos de la francophonie liant éducation, culture, développement et sécurité.
L’Organisation internationale de la francophonie devrait dès lors se rapprocher du fonctionnement de la COP, qui a débouché sur l’accord de Paris sur le climat. En fixant des objectifs à chaque État. En définissant des programmes d’action, notamment dans les domaines de l’éducation ou du numérique. En s’ouvrant à la société civile et en multipliant les partenariats publics-privés. Albert Camus affirmait déjà : « Ma patrie, c’est la langue française ! » À l’âge de l’histoire universelle, le français n’est plus seulement notre langue ; il est la patrie d’une fraction de l’humanité, créant entre tous ceux qui le parlent et l’écrivent une communauté de destin intellectuelle et spirituelle.
(Chronique parue dans Le Point du 11 octobre 2018)