Les grandes crises du capitalisme bouleversent le fonctionnement de l’économie. Or, tel est bien le cas aujourd’hui.
Dix ans après le krach de 1929 débutait la Seconde Guerre mondiale. Dix ans après la faillite de Lehman Brothers, la situation paraît fort différente. L’économie mondiale a renoué avec une croissance de 3,7 % ; le plein-emploi a été rétabli avec un taux de chômage réduit à 5,5 % de la population active ; le commerce mondial progresse de 4,4 % en dépit de la montée du protectionnisme ; les écarts de croissance entre pays développés et émergents comme les déséquilibres dans les échanges et les paiements mondiaux tendent à se réduire.
La politique économique a donc réussi à conjurer le risque d’une grande dépression mondiale. Les moyens mobilisés n’ont pas de précédent par leur ampleur, leur créativité et leur coordination. Tous les leviers de la politique budgétaire et monétaire ont été actionnés pour sauver les banques et soutenir la demande grâce à la baisse des taux d’intérêt et à un plan de relance keynésien planétaire mobilisant 40 % du PIB des grands pays développés et de la Chine. Les banques centrales se sont engagées dans des programmes d’assouplissement quantitatif du crédit qui en ont fait les premiers détenteurs de titres de dette publique. L’instauration du G20 a permis de coordonner les plans de relance, de mettre en place une supervision mondiale de la stabilité financière et de limiter le recours au protectionnisme.
Les leçons de 1929 ont été tirées. En revanche, les leçons de 2008 ont rapidement été oubliées. Les grandes crises du capitalisme – grande déflation des années 1880, dépression des années 1930, chocs pétroliers des années 1970, krach du capitalisme mondialisé dans les années 2000 – se distinguent des récessions, des secousses financières limitées ou des chocs régionaux en ce qu’elles bouleversent le fonctionnement de l’économie comme la hiérarchie des entreprises et des nations. Tel est bien le cas aujourd’hui : les destructions massives de capacités de production brident la croissance potentielle ; les dettes publiques et privées explosent ; les classes moyennes des pays développés sont profondément déstabilisées ; la mondialisation survit mais se restructure autour de pôles régionaux ; la domination conflictuelle des États-Unis et de la Chine se renforce au détriment de l’Europe et de la plupart des émergents ; le libéralisme est discrédité, entraînant une crise existentielle de la démocratie.
Sous l’apparente embellie, les risques remontent en flèche. Au plan économique avec le ralentissement provoqué par la stagnation de la productivité, la hausse des prix du pétrole et le début de remontée des taux d’intérêt (plus de 3 % à dix ans aux États-Unis). Au plan financier avec le retour en force de l’économie de bulle sous l’effet du surendettement mondial (245 000 milliards de dollars, soit plus de trois années de PIB de la planète), de l’abondance des liquidités et des incohérences de la régulation financière (allégée aux États-Unis et excessive en Europe, très répressive pour les banques et laxiste pour la « finance de l’ombre », qui gère plus de 90 000 milliards de dollars), de la spéculation effrénée autour des entreprises technologiques. Au plan du pilotage avec la relance keynésienne engagée aux États-Unis sur une économie en plein emploi qui augmente le déficit (4,5 % du PIB) et stimule l’inflation (2,3 %) comme avec les réductions d’impôts qui exacerbent les inégalités et encouragent les rachats d’action (plus de 1 000 milliards de dollars en 2018), gonflant la bulle sur Wall Street.
Au plan commercial et monétaire avec la guerre ouverte par les États-Unis contre la Chine (taxation de 250 milliards de dollars d’importations chinoises) qui vise aussi leurs principaux alliés. Au plan politique avec l’onde de choc populiste qui frappe les démocraties. Au plan stratégique avec l’affirmation des volontés de puissance, la libération de la violence et la possibilité de conflits armés majeurs.
La politique s’est désengagée une fois la déflation écartée. Elle s’est défaussée sur les banques centrales et sur les autorités de régulation. Elle s’est repliée sur les nations, ce qui lui interdit de répondre aux défis globaux du XXIe siècle. Ceci est particulièrement vrai de l’Europe, paralysée, divisée et impuissante face au Brexit, à l’affrontement entre États-Unis et Chine dont elle devient la variable d’ajustement, au renouveau des turbulences sur l’euro venues d’Italie, à la crise des migrants, aux menaces sur la sécurité issues des djihadistes et des démocratures. C’est dans ce vide béant que se sont engouffrés les populistes pour proposer des solutions aussi simples que dangereuses. Il faut restaurer une capacité de décision politique, au plan des nations comme en Europe et dans le monde, pour réassurer des marchés qui ne peuvent ni s’autoréguler ni se secourir seuls. Les procédures sont partout, la responsabilité nulle part : voilà pourquoi un nouveau krach ne peut être exclu.
(Chronique parue dans Le Figaro du 24 septembre 2018)