Ils sont les grands oubliés des accords de protection de l’environnement. Et pourtant, pour sauver les hommes, il faut sauver la mer.
La Terre porte mal son nom puisque 73 % de sa surface sont occupés par les océans. A l’heure de la mondialisation, ils constituent un sixième continent, déterminant pour la survie des hommes. En effet, 70 % de la population mondiale vit à proximité des côtes et la plupart des villes-mondes qui structurent le capitalisme universel sont des ports, à l’image de New York, Los Angeles et San Francisco, Shanghai et Hongkong, Bombay, Londres, Rio, Lagos, Istanbul, Dubai ou Singapour. La mer s’affirme ainsi comme une infrastructure essentielle du XXe siècle. Elle contribue de manière décisive à l’alimentation de 3 des 7,6 milliards d’hommes. Elle abrite 90 % des réserves d’hydrocarbures et 84 % des gisements de minerais, de métaux et de terres rares. Elle constitue une source inépuisable d’énergies renouvelables. Enfin, elle assure plus de 80 % du transport des marchandises en volume.
Les océans jouent surtout, plus encore que les forêts, un rôle déterminant et méconnu dans la régulation de la planète. Ils produisent la moitié de l’oxygène, absorbent 90 % de la chaleur et le tiers des émissions de carbone générées par les activités humaines. Ils sont aussi le principal refuge de la biodiversité via 1 à 3 millions d’espèces qui peuplent les très grandes profondeurs.
Dans le même temps, le milieu marin devient de plus en plus fragile et dangereux, comme le montrent la multiplication et l’intensité croissante des catastrophes, à l’image du tsunami de Fukushima, au Japon. Or la dégradation des écosystèmes océaniques trouve sa première cause dans les désordres venus de terre. Le réchauffement climatique tout d’abord, avec une hausse de la température des mers de presque 1 °C depuis le XIXe siècle, qui programme la disparition des récifs coralliens d’ici à 2050 et détruit la biodiversité. La pollution ensuite, notamment par les déchets et les quelque 150 millions de tonnes de plastique flottant dans les océans. L’acidification, en particulier sous l’effet des effluents agricoles. La surpêche, qui touche 90 % des stocks. Enfin, le développement des activités industrielles en mer, des exploitations de pétrole off-shore aux mines sous-marines de diamants ou de métaux, en passant par l’aquaculture, qui va de pair avec la sédentarisation des hommes qui travaillent dans ces installations.
Pour sauver les hommes, il faut sauver la mer. Pourtant, l’océan reste le parent pauvre de la protection de l’environnement. À preuve, il est à peine mentionné dans l’accord de Paris sur le climat. Sa préservation rencontre de nombreuses difficultés. La haute mer et les abysses demeurent invisibles, ce qui interdit le constat de leur dégradation et complique la mobilisation de l’opinion publique. Les principes et les institutions qui gouvernent les océans sont complexes et hétérogènes. Surtout, leur maîtrise fait l’objet d’une rivalité féroce entre les États, qui savent que celui qui tient la mer tient la terre, mais aussi entre les grandes entreprises et les organisations criminelles, qui en font le cœur de tous leurs trafics (drogue, armes, êtres humains…).
Le destin du XXIe siècle se jouera sur mer. Le centre de gravité du monde bascule en effet de l’Atlantique vers le Pacifique, qui décidera de l’issue de la compétition engagée entre les États-Unis et la Chine pour exercer le leadership. La mer est aussi au cœur des stratégies d’expansion des démocratures, qu’il s’agisse de l’annexion de la mer de Chine et des routes maritimes de la Soie pour Pékin, de la Baltique et de l’Arctique pour la Russie, de la Méditerranée et du Bosphore pour la Turquie, ou du golfe Persique pour l’Iran. D’où la course de vitesse engagée par les grands émergents pour se doter de puissantes marines de haute mer.
Voilà pourquoi il faut rappeler que les océans constituent un bien commun de l’humanité. Il reste possible d’interrompre leur dégradation tout en exploitant de manière raisonnée leurs ressources. Mais il faut pour cela rompre avec l’indifférence et l’appropriation larvée qui se sont installées au prétexte de la liberté des mers. Ce ne sont pas les outils qui manquent, mais la volonté de les mettre en œuvre : information des citoyens et soutien de la recherche océanographique ; surveillance par radars et satellites afin de prévenir pollutions et trafics ; gestion internationale des prises pour limiter la surpêche ; développement raisonné de l’aquaculture ; encadrement et renforcement de la sécurité pour l’extraction des hydrocarbures, des minerais et des terres rares ; innovation technologique, notamment pour développer les navires autonomes et hybrides ou pour éradiquer les déchets ; multiplication des réserves sanctuarisées ; mise en place d’une gouvernance mondiale des mers.
La France détient une responsabilité particulière puisqu’elle dispose du deuxième espace maritime derrière les États-Unis, qui s’étend sur 11 millions de kilomètres carrés, comprend 18 000 kilomètres de côtes, 20 % des atolls et 10 % de la biodiversité mondiale. Elle est donc idéalement placée pour ériger la protection des océans en priorité et réparer l’occasion manquée de la COP21. Mais elle doit pour cela rompre avec son prisme hexagonal et renouer avec une culture du grand large.
L’avertissement lancé par Claude Lévi-Strauss dans « Tristes tropiques » est plus que jamais actuel : « Comme un animal vieillissant dont la carapace s’épaissit, formant autour de son corps une croûte imperméable qui ne permet plus à l’épiderme de respirer et accélère ainsi le progrès de sa sénescence, la plupart des pays européens laissent leurs côtes s’obstruer de villes, d’hôtels et de casinos. Au lieu que le littoral ébauche, comme autrefois, une image anticipée des solitudes océaniques, il devient une sorte de front où les hommes mobilisent périodiquement toutes leurs forces pour donner l’assaut à une liberté dont ils démentent l’attrait par les conditions dans lesquelles ils acceptent de se la ravir. » Pour rester un espace de liberté, l’océan doit évoluer du statut de res nullius, élaboré par Grotius en 1604, au statut de res communis, patrimoine de l’humanité à l’âge de l’histoire universelle.
(Chronique parue dans Le Point du 9 août 2018)