Si Alexis de Tocqueville effectuait aujourd’hui un nouveau voyage aux États-Unis, il y découvrirait tous les travers contre lesquels il avait mis en garde.
Le XXe siècle fut américain comme le XIXe siècle fut anglais. À partir de 1917, les États-Unis imposèrent leur leadership. Ils firent la décision en 1918, 1945, 1989, assurant la victoire des nations contre les empires puis des démocraties contre les totalitarismes. À partir de 1945, ils garantirent la stabilité du système international et réassurèrent le capitalisme. Ils s’affirmèrent à la fois comme la nation indispensable et comme une référence pour les hommes libres, avec pour point d’orgue l’effondrement intérieur et pacifique de l’Union soviétique.
En un an, Donald Trump a ruiné cet héritage et ramené les États-Unis au statut de puissance banale. La démocratie se trouve déconsidérée par le mépris affiché pour les institutions et l’État de droit. Le rêve américain est miné par le rejet de l’égalité et de la dignité des hommes. Le protectionnisme remet en question la mondialisation et pourrait provoquer un choc comparable au krach de 2008. Surtout, les États-Unis ne sont plus le héraut du monde libre ni des partenaires fiables, Donald Trump réservant ses plus vives attaques à ses alliés.
Le sommet de Helsinki du 16 juillet restera comme le symbole du monde postérieur aux États-Unis. Après une cascade de sanctions commerciales contre l’Europe et une attaque en règle contre les alliés, il vit Donald Trump faire l’éloge de Vladimir Poutine, père de la démocrature, et dresser le procès public des services de police et de renseignement américains.
Les conséquences de cette embardée protectionniste, isolationniste et unilatéraliste sont immenses et largement irréversibles. Le séisme est plus important que celui déclenché par la chute du mur de Berlin, car il détruit l’ordre mondial de 1945 que la fin du soviétisme avait consacré. La mondialisation se réordonne en blocs régionaux. Les espoirs nés de la société ouverte sont enterrés. Les autocrates et les démocratures sont légitimés tout comme les forces populistes qu’ils encouragent.
Le XXIe siècle sera donc chinois et Donald Trump accélère d’au moins vingt ans le passage de témoin.
Son élection et la rupture des États-Unis avec les principes qui fondèrent leur leadership ne relèvent pas d’un accident tragique et aberrant. Donald Trump n’a pas seulement catalysé la colère née de l’impuissance croissante du système politique à répondre aux attentes des citoyens, il est aussi le produit d’évolutions profondes de la société américaine qui rendent sa réélection parfaitement possible. Dès lors se pose la question de savoir qui a perdu l’Amérique, transformant le leadership bienveillant qui conjuguait habilement hard et soft power en une puissance imprévisible, jouant contre ses intérêts et trahissant ses plus fidèles alliés. Sept facteurs ont contribué à rendre l’Amérique enragée.
Tout d’abord, l’économie de bulles qui, entre mondialisation et révolution numérique, a déplacé le partage de la valeur ajoutée au détriment des salaires, entraînant une explosion des inégalités. Les systèmes de protection sociale, fortement affaiblis, ont laissé une vaste partie de la population à la merci des fluctuations de l’économie et des accidents de la vie. La société et les territoires se sont polarisés, faisant basculer des pans entiers de la population dans l’anomie, comme le souligne la montée de la violence, facilitée par les 300 millions d’armes à feu en circulation. Les réseaux sociaux ont amplifié la fragmentation du corps politique et social en communautés, tandis que les fake news déconnectaient le débat public de la vérité. Le système politique a accompagné la radicalisation de l’opinion jusqu’à paralyser les institutions. Les guerres perdues (Afghanistan, Irak, Syrie) ont jeté un doute sur les capacités stratégiques américaines. Enfin, la fulgurante ascension de la Chine a engendré une peur panique.
Si la vitalité de l’économie et de la société américaines demeure impressionnante, la démocratie court désormais un risque. Tocqueville avait cherché dans l’Amérique l’esprit même de la démocratie. Il y verrait aujourd’hui tous les traits du despotisme démocratique contre lequel il avait mis en garde : la coupure de la société entre une élite méprisante et un peuple en proie à une colère aveugle ; la phagocytose du bien commun par l’individualisme ; la passion de l’égalité dressée contre la liberté ; l’oppression de la minorité par la majorité ; la dérive autoritaire et démagogique.
Les démocraties doivent en tirer toutes les leçons. Il est impératif de remédier aux causes profondes du populisme par une croissance inclusive, par des investissements massifs dans l’éducation, par la lutte contre la prolifération de la violence. La vigueur de l’État de droit, la force des contre-pouvoirs et la décentralisation du pouvoir demeurent les meilleurs antidotes aux démagogues. La sécurité intérieure et extérieure mérite d’être remise au premier rang des missions de l’État. Enfin, il faut que les nations libres se préparent au monde d’après les États-Unis, qui ne constituent plus une réassurance mais un multiplicateur de risques, en s’organisant de manière autonome et en définissant les principes, les institutions et les règles d’un ordre mondial du XXIe siècle.
(Chronique parue dans Le Point du 26 juillet 2018)