Le système international actuel emprunte autant au début du XXe siècle qu’aux années 1930. La politique prendre sa revanche sur l’économie.
Loin des illusions entretenues autour de la fin de l’histoire chère à Francis Fukuyama, la démocratie affronte une crise existentielle, qui rappelle qu’elle est mortelle. Les années 1930 virent nombre de démocraties emportées par des révolutions totalitaires – le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne -, par des régimes ultranationalistes comme la Hongrie de l’amiral Horthy, par des guerres civiles comme en Espagne ou des défaites militaires comme en France en 1940. De fait, la décennie 2010 comporte de nombreux points communs avec les années 1930. Les séquelles d’un krach majeur du capitalisme – le plus grave depuis 1929 – qui a mis en péril le secteur financier et provoqué une déflation par la dette. La déstabilisation des classes moyennes, socle de la démocratie, qui sont frappées de plein fouet par le chômage, la chute des revenus et des patrimoines, le blocage de la mobilité sociale. La montée des menaces extérieures émanant des totalitarismes dans l’entre-deux-guerres, du djihadisme et des démocratures aujourd’hui. Enfin, l’affaiblissement et la division des démocraties face à la transformation de l’ordre mondial et à une transition de leadership entre le Royaume-Uni et les États-Unis après la Première Guerre mondiale, entre les États-Unis et la Chine actuellement.
Tous ces phénomènes convergent vers l’onde de choc populiste qui détruit les nations libres de l’intérieur. Partie du cœur de l’Occident avec le Brexit et l’élection de Donald Trump en 2016, elle se diffuse en Europe mais aussi en Amérique latine. Les nations se fracturent selon des clivages sociaux, statutaires, raciaux, générationnels ou territoriaux. La colère des peuples entre en résonance avec la trahison des élites. Et les trois fragiles fils de soie auxquels la démocratie se trouve suspendue menacent de rompre : sur le plan des valeurs, la foi dans la liberté ; sur le plan des institutions, la vigueur des contre-pouvoirs et le respect de l’État de droit ; sur le plan des mœurs, le primat de l’esprit de compromis sur le fanatisme.
Pour autant, notre monde demeure très différent de celui des années 1930. La population mondiale croît mais vieillit aussi de manière accélérée, à la notable exception de l’Afrique. Le capitalisme est universel, même si ses modalités varient et que la mondialisation se restructure en blocs régionaux. Le krach de 2008 n’a pas dégénéré en dépression mondiale grâce au sauvetage des banques, au soutien de la demande par les dépenses publiques et, jusqu’à l’élection de Donald Trump, à l’endiguement du protectionnisme. La société ouverte montre des signaux de résistance avec l’attachement des citoyens à la liberté de circulation des biens, des services, des informations et des hommes. Les démocratures ne sont pas comparables aux régimes totalitaires qui alliaient idéologie de la race ou de la classe, fusion de l’État et du parti, contrôle absolu de l’économie et de la société, terreur de masse, guerre intérieure et extérieure. Elles ne composent pas pour l’heure un bloc. Enfin, les arsenaux d’armes de destruction massive assurent une dissuasion précaire contre le recours à la force armée qui pourrait rapidement se transformer en apocalypse.
La configuration présente du système international emprunte autant au début du XXe siècle qu’aux années 1930. Elle voit la politique prendre sa revanche sur l’économie. Elle clôt un cycle de mondialisation et d’ouverture des sociétés télescopé par les nationalismes. La Première Guerre mondiale liquida l’Europe libérale, qui contrôlait 70 % de terres émergées et de la population mondiale en 1900. De même, Donald Trump fait ce dont rêvaient Xi Jinping, Vladimir Poutine et Recep Erdogan : en détruisant un siècle de soft power américain, il consacre l’avènement d’un monde post-occidental et fait gagner vingt ans à la Chine dans sa course à la domination planétaire.
Les démocraties sont moins victimes de la force de leurs ennemis extérieurs que de leurs démons intérieurs. Le véritable point commun entre les décennies 1890, 1930 et 2010 est à chercher dans la fusion délétère des passions sociales, nationales et religieuses – les idéologies du XXe siècle étant d’abord des religions séculières comme l’a établi Raymond Aron. Le destin du XXIe siècle se nouera donc autour de leur capacité à se réinventer et à renouer un pacte citoyen. Ainsi en fut-il à la fin du XIXe siècle avec l’invention du salariat, l’extension du suffrage universel et l’intégration de la classe ouvrière – autour de figures de proue telles que Theodore Roosevelt, Lloyd George, Jaurès ou Clemenceau. Ainsi en fut-il après la Seconde Guerre mondiale avec l’ère keynésienne du plein-emploi, l’émergence de l’État providence, l’intégration économique et l’unité politique des nations libres pour résister à l’Union soviétique – indissociables de Franklin Roosevelt et Harry Truman, de Winston Churchill et du général de Gaulle. Ainsi en va-t-il aujourd’hui dans les démocraties d’Europe du Nord qui se sont réformées pour concilier compétitivité économique et solidarité, société ouverte et souveraineté nationale, vitalité de l’État de droit et réarmement face à la pression russe en mer Baltique.
(Chronique parue dans Le Figaro du 16 juillet 2018)