Les chocs, qui se sont succédé depuis 2015, remettent en question les principes qui ont présidé à la reconstruction puis à la réunification de Berlin.
L’Allemagne s’est reconstruite après la Seconde Guerre mondiale autour du choix de la démocratie et de l’économie sociale de marché, de la garantie de sécurité américaine et de la résistance à la menace soviétique, de la paix avec la France et de la construction européenne. En 1989, l’affaiblissement de l’Union soviétique lui a permis de se réunifier et de retrouver sa pleine souveraineté grâce à Helmut Kohl. Elle a alors investi plus de 1 200 milliards d’euros pour renouer l’unité nationale puis a engagé des réformes profondes afin de s’adapter à la mondialisation et au passage à l’euro à travers l’Agenda 2010 impulsé par Gerhard Schröder.
L’Allemagne s’est érigée, sous la direction d’Angela Merkel, en îlot de stabilité et en leader incontesté de l’Europe du fait du décrochage de la France. Son modèle de croissance, tirée par l’exportation et fondée sur la désinflation compétitive, lui permet d’afficher un double excédent des finances publiques (1,2 % du PIB) et de la balance commerciale (8 % du PIB), dans un monde perclus de déséquilibres et de dettes. Elle a résisté au choc de 2008 et imposé ses principes pour le pilotage de la crise de l’euro, en étroite coordination avec la BCE, comme pour la douloureuse restructuration de la Grèce. Sa force économique a longtemps semblé l’immuniser contre la démagogie et l’extrémisme.
Ce modèle est pourtant en passe de s’effondrer sous l’impact des chocs qui se sont succédé depuis 2015. Les attentats djihadistes, la menace des démocratures, la vague des migrants, le Brexit, l’élection de Donald Trump l’ont profondément déstabilisé, remettant en question les principes qui ont présidé à la reconstruction puis à la réunification.
Au plan économique, la croissance par l’exportation est directement menacée par la guerre commerciale et technologique lancée par Trump, qui cible explicitement l’Allemagne et ses excédents commerciaux, avec pour prochain objectif son industrie automobile. La compétitivité se trouve compromise par le coût exorbitant de la transition énergique à marche forcée qui pourrait dépasser 2 000 milliards d’euros. Deutschland AG a laissé apparaître des failles béantes avec le Dieselate – dont le dernier avatar est l’arrestation de Rupert Stadler, PDG d’Audi – comme avec la déconfiture de Deutsche Bank : sous les erreurs stratégiques des entreprises, on trouve un même refus de s’adapter aux changements du monde, le basculement vers le véhicule électrique, autonome et connecté d’une part, la priorité rendue au financement de l’économie par rapport aux activités de marché tendues vers la spéculation d’autre part.
Au plan politique, la décision unilatérale de Merkel d’accueillir plus d’un million de réfugiés en 2015 fut le détonateur qui fit basculer l’Allemagne dans les turbulences. La société s’est profondément divisée et polarisée autour des réfugiés et de l’islam, brisant la culture du compromis. Les deux grands partis autour desquels s’organisait la vie politique sont en chute libre, ne représentant plus que 52 % des voix, tandis que l’extrême droite effectue un retour en force avec 92 députés. Le mode de gouvernement en coalition ne fonctionne plus comme le montre la sécession du ministre de l’Intérieur, Horst Seehofer, sur le refoulement des demandeurs d’asile à la frontière ou l’opposition ouverte de la CSU au projet de budget de la zone euro.
Au plan géopolitique, le tournant isolationniste et protectionniste des États-Unis laisse l’Allemagne orpheline. Elle se trouve privée de toute garantie de sécurité au moment où le pays qui s’est reconstruit sur une base pacifiste affronte la recrudescence des attentats islamistes – allant jusqu’aux tentatives d’attaques bactériologiques – ainsi que la pression directe des démocratures russe et turque. Sa seule option demeure l’Europe, mais une Europe où le Brexit la laisse en tête à tête avec la France. Une France qui a laissé s’effondrer son appareil de production et perdu la maîtrise de ses finances publiques et dont l’Allemagne redoute de devenir le payeur en dernier ressort à travers la transformation de la zone euro en une union de transferts.
L’Allemagne conserve des atouts exceptionnels. La relance ou la désintégration de l’Union se jouent autour de la gestion des migrants et du contrôle des frontières extérieures de l’Union. La difficulté vient de ce que Merkel est mal placée pour prendre le leadership de la reconfiguration de l’Allemagne et de l’Europe, tant sa légitimité est affaiblie, son gouvernement divisé, sa responsabilité personnelle engagée dans les erreurs qui ont amplifié la vague populiste, sa méthode des petits pas inadaptée face aux défis à relever. Albert Einstein rappelait à raison que « ce n’est pas avec ceux qui ont créé les problèmes qu’il faut espérer les résoudre ».
(Chronique parue dans Le Figaro du 25 juin 2018)