La crise traversée par le capitalisme mondialisé et les démocraties libérales semblent redonner une actualité à certaines idées de Karl Marx.
Karl Marx fut à la fois un prophète politique maudit, qui inspira nombre des guerres et des crimes de masse du XXe siècle, et l’analyste génial de la révolution industrielle. Le constat de décès du marxisme en tant qu’idéologie fut dressé trop rapidement après la chute de l’Union soviétique. Il survit en Chine où son emprise a été réaffirmée pour légitimer le monopole du pouvoir entre les mains du Parti communiste et où il cohabite paradoxalement avec un hyper-capitalisme. Il règne à Cuba ou en Corée du Nord, qui, quoique exsangue, est parvenue, grâce à la menace nucléaire et balistique, à se faire reconnaître comme interlocuteur stratégique des États-Unis.
Mais l’ombre de Marx s’étend aussi sur le capitalisme mondialisé et les démocraties, dont les crises semblent redonner une singulière actualité à certaines de ses idées.
La lutte des classes tout d’abord. Pour Marx, chaque mode de production est associé à un état de la société qui se structure en deux blocs antagonistes : citoyens et esclaves dans l’Antiquité ; seigneurs et serfs dans la féodalité ; bourgeois et prolétaires dans la société industrielle. Or la société ouverte et l’économie de la connaissance sont traversées par un puissant mouvement de polarisation qui oppose les élites, adeptes du cosmopolitisme et des technologies numériques, au précariat, condamné à un travail aliénant et enfermé dans un territoire.
Le mode de production asiatique ensuite, qui se distingue de l’évolution occidentale par la subordination des individus à l’État. La Chine en est exemplaire qui entend supplanter les États-Unis dans le domaine de l’intelligence artificielle pour conquérir le leadership mondial mais aussi pour parfaire le contrôle de sa population : collecte et exploitation systématiques des données personnelles alimentent un carnet civique pour chaque individu qui permet à l’État d’éradiquer toute forme d’opposition ou de dissidence.
Autre idée de Marx digne d’intérêt aujourd’hui : la crise systémique du capitalisme en raison de la contradiction entre l’augmentation de la production autorisée par l’accumulation du capital et la diminution de la consommation du fait de l’inégalité croissante des revenus et des patrimoines. À défaut de baisse tendancielle du taux de profit, un nouveau choc financier est en gestation en raison de la hausse artificielle des bénéfices – entretenue par la faiblesse des taux et la réforme fiscale américaine – et du surendettement (230 000 milliards de dollars de dettes publiques et privées).
Par ailleurs, la mondialisation a favorisé une hausse des richesses de 66 % en vingt ans ainsi que la réduction d’un tiers de l’écart entre pays pauvres et riches. Mais la richesse par habitant n’a progressé que de 31 %. Surtout, dans les pays développés, la masse des citoyens a vu son pouvoir d’achat stagner depuis un quart de siècle quand les gains de la croissance étaient captés pour l’essentiel par 1 % de la population (qui concentre 22 % de revenus et 35 % du patrimoine des ménages aux États-Unis).
D’où l’engrenage implacable de la révolution, mis en œuvre par les capitalistes eux-mêmes. Révolution populiste, en l’occurrence. Donald Trump en est le symbole, milliardaire enrichi dans l’immobilier new-yorkais, qui délégitime l’État de droit, accroît les inégalités par la réduction de la protection sociale et la fiscalité, stimule l’inflation et la volatilité des marchés par une relance keynésienne sur une économie en plein emploi, détruit méthodiquement le système multilatéral qui permettait une gestion coordonnée des chocs économiques et un encadrement relatif de la violence.
Une révolution marxiste est-elle pour autant inéluctable ? Fort heureusement non. La plupart des régimes se réclamant du marxisme ont été renversés par les peuples qui se sont soulevés contre la dictature et la misère. À l’inverse, capitalisme et démocraties ont montré par le passé une remarquable capacité à se réinventer.
Marx a parfaitement analysé les contradictions qui traversent le capitalisme et les nations libres mais a sous-estimé leur capacité à se réformer pour les dépasser. Au XIXe siècle, la classe ouvrière a été réintégrée dans la société industrielle et les nations par l’extension du suffrage universel et par le lien salarial. Au XXe siècle, la reconnaissance des droits sociaux en complément des libertés individuelles et l’émergence des États-providence ont permis d’adosser la production de masse à la consommation de masse et assuré la résistance des démocraties face aux totalitarismes.
Les démocraties ne sont pas encore mortes et le fait de se savoir mortelles renforce a priori leur capacité à se réformer. Leur modernisation ou leur disparition n’obéissent pas à la fatalité ; elles ne dépendent que de la sagesse de leurs dirigeants et de l’engagement de leurs citoyens.
(Chronique parue dans Le Figaro du 18 juin 2018)