La diplomatie des coups de force sape l’influence des États-Unis dans le monde.
Donald Trump, en guise de chronique d’un prix Nobel de la paix annoncé, s’est vu contraint de suspendre le sommet de Singapour avec Kim Jong-un, prévu le 12 juin, qui était censé déboucher sur la conclusion d’un traité de paix et la dénucléarisation de la péninsule coréenne. Le risque d’un fiasco était devenu trop fort. Il était renforcé par le raidissement de la Corée du Nord provoqué par les déclarations de Mike Pence promettant au dictateur nord-coréen le sort de Saddam Hussein et du colonel Kadhafi s’il ne se montrait pas conciliant, soit très exactement le meilleur argument pour le convaincre de conserver son arsenal nucléaire et balistique.
Au-delà, il était de plus en plus évident que Kim Jong-un abordait cette négociation décisive en position de force. Son objectif avoué ne consistait pas à renoncer à l’arme atomique, mais à asseoir la réintégration de la Corée du Nord dans la communauté internationale et la levée des sanctions sur la reconnaissance de son statut de puissance nucléaire. Au service de cet objectif, Pyongyang s’était assuré du soutien de la Chine et de la Russie, tout en déployant une offensive de charme en direction de la Corée du Sud lors des Jeux olympiques de Séoul, puis des rencontres avec le président Moon Jae-in, le 27 avril puis le 26 mai. Enfin, la fermeture du site d’essais nucléaires de Punggye-ri, gravement endommagé lors de la dernière campagne de tests, a couronné la campagne de communication du régime pour témoigner de sa volonté d’ouverture.
À l’inverse, du côté américain, les foucades et la pusillanimité de Donald Trump, amplifiées par le chaos qui sévit à Washington, ont interdit la définition de buts et d’une méthode crédibles pour élaborer un accord avec Pyongyang, qui n’a respecté dans le passé aucun des engagements pris vis-à-vis de la communauté internationale. Loin d’avoir été consultés, les principaux alliés asiatiques des Etats-Unis, Japon et Corée du Sud, voient se dessiner avec grande inquiétude l’échange d’un abandon des missiles intercontinentaux visant les États-Unis contre la sanctuarisation de l’imposant arsenal de fusées à courte et moyenne portée qui les menacent directement, voire le retrait des 28 500 soldats américains stationnés sur la ligne de front coréenne qui laisserait le champ libre à l’hégémonie de la Chine en Asie-Pacifique.
La retraite confuse de Donald Trump souligne le bilan tragique de sa politique étrangère. Lui qui n’a de cesse de se présenter comme le meilleur des deal makers se révèle n’être qu’un serial deal breaker. Incapable de construire, il se contente de défaire.
Ainsi en est-il allé du pacte transpacifique qui organisait le cantonnement économique et commercial de la Chine et que les États-Unis, conscients de l’énormité de leur erreur stratégique, cherchent vainement à réintégrer. Ainsi en est-il allé du retrait de l’accord de Paris sur le climat de décembre 2015, qui abandonne le leadership de l’économie de l’environnement à Pékin, prompt à l’inscrire en tête des priorités du plan Made in China 2025. Ainsi en est-il allé de la dénonciation de l’accord de Vienne de juillet 2015 sur le nucléaire iranien, qui, loin de déboucher sur une nouvelle négociation, provoque l’envolée des cours du pétrole, mettant en péril la reprise mondiale, et une dangereuse escalade militaire au Moyen-Orient. Ainsi en va-t-il de la déstabilisation des institutions multilatérales qui sape l’ordre mondial de 1945 basé sur les principes de l’Occident et réassuré par les États-Unis, faisant le jeu des démocratures et accélérant la course de Pékin vers la conquête du leadership mondial.
À l’inverse, aucun accord n’a été conclu sur la reconfiguration de l’Alena et le bras de fer commercial avec la Chine tourne à l’avantage de Pékin, compte tenu des conséquences sur l’activité et l’emploi aux États-Unis des mesures arrêtées dans les domaines de l’acier et des technologies, à l’image du marché de dupes qui voit la suspension des sanctions contre ZTE en échange d’importations supplémentaires de produits agricoles américains et de l’autorisation de la reprise de NXP par Qualcomm.
Les résultats de la diplomatie de Donald Trump sont pour l’heure désastreux. Sur le plan des valeurs, le mépris des institutions et du droit international comme la complaisance affichée pour les hommes forts légitiment les démocratures. Sur le plan des intérêts, la reprise mondiale est compromise par la hausse des taux, l’envol du prix du pétrole et le protectionnisme, ce qui ne manquera pas d’avoir aussi des effets sur les États-Unis. Simultanément, le monde devient plus dangereux ; les instruments du leadership américain consolidés depuis plus d’un siècle sont systématiquement démantelés ; les principaux alliés des États-Unis – Europe, Japon, Corée du Sud – sont ciblés par les sanctions commerciales – l’Europe et la Corée du Sud pour l’acier ou l’Allemagne pour l’automobile –, abandonnés sur le plan stratégique par la déstabilisation de la garantie de sécurité fondée sur la dissuasion élargie, humiliés diplomatiquement.
Le culte du deal revendiqué par Donald Trump se réduit au primat de la politique intérieure, dominée par un populisme intégral, au détriment des intérêts de long terme des États-Unis. Il va de pair avec une vendetta conduite contre le département d’Etat, assimilé aux élites de Washington, dont le budget a été coupé d’un tiers. La fuite inédite des talents qui en résulte explique que la diplomatie américaine ne dispose plus aujourd’hui des compétences pour aborder une négociation stratégique aussi complexe que celle qui se profile avec la Corée du Nord.
La diplomatie des coups de force, loin de servir la puissance des États-Unis, sape leur influence dans le monde du fait de son incohérence : violation du droit international et critique des pays ne respectant pas l’Etat de droit ; retrait du pacte transpacifique et sanctions commerciales contre Pékin ; dénonciation de l’accord sur le nucléaire iranien et négociation bilatérale sur la pseudo-dénucléarisation de la Corée du Nord ; frappes contre le régime de Damas et retrait des troupes américaines en Syrie ; programme de réarmement prévoyant d’investir 1 200 milliards de dollars dans la modernisation et volonté de contraindre l’Iran et la Corée du Nord à renoncer à l’arme atomique. Sous la direction de Donald Trump, l’Amérique n’est pas de retour ; elle se met hors-jeu du monde du XXIe siècle au moment où la Chine en devient le centre.
(Chronique parue dans Le Point du 31 mai 2018)