Seule une union douanière entre le Royaume-Uni et l’UE pourrait éviter de rétablir la frontière entre les deux Irlandes. Et sauver l’économie britannique.
Depuis le vote en faveur du Brexit, le 23 juin 2016, le Royaume-Uni sombre dans un trou noir. La croissance a chuté de près de 3 % à 1,4 % en 2018 et 1,3 % attendu en 2019 et 2020. L’inflation a bondi à 3 % quand les salaires progressent de 2 %. La livre a été dévaluée de près de 20 %. L’érosion des revenus et des patrimoines bloque la consommation. La City perd son statut de marché directeur de l’euro et subit la relocalisation sur le continent de nombreux opérateurs et de dizaines de milliers d’emplois. Sur le plan politique, Theresa May est à la tête d’un gouvernement en sursis, pris en tenaille entre les brexiteurs radicaux et le Labour de Jeremy Corbyn, promis à une victoire annoncée en cas d’élections anticipées.
La question irlandaise concentre désormais toutes les contradictions du Brexit et s’affirme comme le révélateur de l’impasse sur laquelle il débouche. La frontière entre le Royaume-Uni et l’Irlande s’impose comme la ligne de front principale dans la bataille du Brexit. Avec des conséquences majeures pour l’économie britannique et ses relations futures avec l’Union, mais plus encore pour la paix sur l’île et la pérennité du Royaume-Uni. Il y a vingt ans, en avril 1998, les accords de paix du Vendredi saint mettaient fin à trente années d’une guerre civile impitoyable en Irlande du Nord, qui fit plus de 3 600 morts. Sur le plan politique, la médiation de Bill Clinton joua un rôle déterminant. Sur le plan opérationnel, l’Union européenne fut décisive en fournissant le cadre qui permit de supprimer la frontière militarisée entre le Sud et le Nord, et en mobilisant les fonds structurels pour soutenir le développement et ancrer la réconciliation. Or le Brexit menace de diviser à nouveau l’île en recréant une frontière, alors que 56 % des électeurs d’Irlande du Nord ont voté contre le Brexit.
La question irlandaise devient donc centrale pour l’issue des négociations entre l’Union et le Royaume-Uni qui doivent aboutir à l’automne afin de permettre la ratification par les Parlements. Or les principes retenus par l’accord du 7 décembre 2017 sont extrêmement ambigus. Le premier affirme qu’il n’y a d’accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout, y compris la frontière irlandaise. Le second rappelle que le Royaume-Uni entend quitter le marché unique tout en garantissant que le régime réglementaire de l’Irlande du Nord s’alignera sur la loi communautaire et que l’unité économique de l’île sera préservée.
Dans les faits, l’Union européenne, afin d’éviter de reconstituer une frontière qui ne manquerait pas de relancer les affrontements, a proposé de conférer à l’Irlande du Nord un statut spécial qui lui permettrait de rester dans le grand marché. La frontière douanière serait déplacée vers la mer d’Irlande, ce que refusent les unionistes – qui craignent un premier pas vers la réunification de l’île – comme les tenants d’un Brexit intégral. Le gouvernement britannique se déchire à propos de deux systèmes alternatifs : un partenariat douanier, défendu par Theresa May, qui verrait le Royaume-Uni percevoir et reverser les droits à l’Union ; un arrangement douanier simplifié fondé sur la création d’une frontière virtuelle et l’instauration de droits de douane collectés électroniquement. Ces deux propositions reposent sur des technologies qui restent à développer et dont le déploiement demanderait au minimum cinq ans.
Le choc entre la raison économique et politique et les passions déchaînées par le Brexit est frontal. La rupture avec le grand marché reste suicidaire commercialement et économiquement pour le Royaume-Uni. Ses exportations sont pour moitié dirigées vers l’Union, contre 18 % vers les États-Unis, 8 % vers le Commonwealth et 4 % vers la Chine, tandis que les chaînes de valeur de ses entreprises sont totalement imbriquées au continent. La sortie du grand marché implique ainsi à l’horizon de 2030 la perte de 5 à 8 points de croissance et une chute de 20 % du pouvoir d’achat des Britanniques. Le risque d’une reprise de la guerre civile en Irlande du Nord reste faible, mais le rétablissement d’une frontière physique déstabiliserait le processus de paix et entraînerait nécessairement des violences.
Les besoins de l’économie britannique, la cohésion du royaume et le maintien de la paix civile en Irlande commandent de constituer une union douanière avec l’Union européenne. Mais Theresa May, réduite à l’état de Première ministre zombie, ne dispose ni de l’autorité ni d’une stratégie pour y parvenir : elle est prise sous les feux croisés des ministres brexiteurs qui l’ont mise en minorité au sein du cabinet, des unionistes d’Irlande du Nord, dont les 13 députés assurent sa majorité précaire à la Chambre des communes, et enfin des lords, qui, par 348 voix contre 225, ont enjoint au gouvernement d’étudier le maintien d’une union douanière avec l’Union. La réponse qu’elle doit à Bruxelles pour juin la place devant une heure de vérité.
Winston Churchill, qui plaida dès 1946 en faveur des États-Unis d’Europe, rappelait que, « plus vous regardez loin dans le passé, plus vous verrez loin dans l’avenir ». L’histoire tragique de ses relations avec l’Irlande devrait constituer pour le Royaume-Uni un puissant moteur afin de préserver son avenir en construisant une union douanière avec l’Europe.
(Chronique parue dans Le Point du 10 mai 2018)