À la croisée des chemins, l’Union européenne et la Russie doivent trancher : poursuivre une guerre froide larvée ou construire un nouveau partenariat stratégique ?
Après la nouvelle vague de sanctions américaines qui, le 6 avril, a ciblé 38 oligarques proches de Vladimir Poutine et l’expulsion des capitales occidentales de plus de 150 diplomates russes en réponse à la tentative d’assassinat, en mars, de Sergueï Skri-pal, à moins d’un mois de l’ouverture de la Coupe du monde de football grâce à laquelle le Kremlin espère améliorer l’image de la Russie et rompre son isolement, la participation d’Emmanuel Macron, les 24 et 25 mai, au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, est décisive. Elle déterminera largement les relations entre l’Europe et la Russie selon qu’elle ouvre ou ferme la possibilité d’un dialogue stratégique autour de la stabilité et de la sécurité du continent, au sein du grand désordre mondial provoqué par Donald Trump.
La situation géopolitique du monde n’a jamais été aussi dangereuse depuis les années 1930. Les États-Unis ont engagé une guerre commerciale, technologique et monétaire avec la Chine, parallèlement à la seconde guerre froide qui les oppose à la Russie du fait de ses interventions en Ukraine, en Syrie et, surtout, dans les opérations électorales des démocraties, à commencer par la présidentielle américaine de 2016. Alors que les djihadistes poursuivent la mondialisation de leur guerre de religion, les risques de conflits armés majeurs sont en forte hausse. En Asie, Pékin renforce sa pression sur Taïwan, poursuit l’annexion de la mer de Chine et utilise la crise nord-coréenne pour obtenir le départ des troupes américaines de Corée du Sud et décrédibiliser la dissuasion élargie, qui fonde la garantie de sécurité apportée par les États-Unis à leurs alliés. Au Moyen-Orient, le retrait des États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien débouche sur une escalade militaire, la guerre civile syrienne et les conflits religieux s’élargissant en un affrontement direct entre les puissances, notamment entre Israël et l’Iran. En Europe, la Russie renforce sa pression sur les frontières orientales de l’Union.
Venant après la rupture de l’accord de Paris sur le climat et les mesures protectionnistes, ce nouveau coup de force de Donald Trump ouvre une crise transatlantique sans précédent. Les États-Unis, qui, depuis 1945, assuraient la sécurité des démocraties, deviennent une menace pour la stabilité du monde et pour la liberté. L’Europe n’a désormais d’autre choix que de prendre son destin en main, en assumant sa souveraineté et en assurant la défense de son modèle tant aux plans économique et social qu’aux plans politique et militaire.
Les défis ne sont pas moins grands du côté de la Russie de Vladimir Poutine qui, malgré ses récents succès, se trouve dans une impasse. Avec 76 % des voix, Vladimir Poutine a certes été réélu triomphalement le 18 mars pour un quatrième mandat, qui est en réalité le cinquième. Aux yeux des Russes, il est, plus qu’un président, le chef qui a restauré l’État et rendu sa souveraineté et son statut de grande puissance à une Russie humiliée. Pour autant, le pouvoir de Vladimir Poutine est usé et, depuis les manifestations de 2011, coupé de la classe moyenne urbaine qui devait porter la modernisation du pays. Il est miné par la stagnation d’une économie de rente, par la chute des revenus et la montée de la pauvreté, qui touche plus de 20 millions de Russes, par la corruption endémique, qui détruit la société. Corruption tragiquement illustrée par la contamination d’une cinquantaine d’enfants par les effluves de la décharge de déchets toxiques de Volokolamsk et par l’incendie du centre commercial de Kemerovo, qui a fait 64 victimes.
La Russie épouse plus que jamais la figure de l’aigle à deux têtes, que reproduit le discours du 1er mars de Vladimir Poutine. D’un côté, une démographie effondrée, une économie qui ne parvient pas à redécoller au-delà de 2 % de croissance en dépit de la hausse des prix du pétrole, une société éclatée. De l’autre, une politique de puissance fondée sur un réarmement militaire efficace, sur les coups de force diplomatiques et la prise de gages territoriaux, sur le retournement de la théorie du changement de régime contre les démocraties à travers le soutien des régimes illibéraux et des mouvements populistes, et sur la manipulation des médias et des réseaux sociaux. Quand la Chine s’est mondialisée grâce à l’hypercroissance, la Russie se mondialise par la réhabilitation de la force armée.
Mais la Russie est menacée par une surexpansion impériale qu’elle n’a pas les moyens de soutenir. Il n’est pas de modernisation de son économie sans normalisation d’une politique extérieure nihiliste fondée sur la maximisation des capacités de nuisance et sur l’hostilité aux démocraties qui disposent des capitaux et des technologies indispensables à son développement. Le retour au soviétisme, avec l’absence de droit effectif de propriété et l’accaparement par l’État des entreprises, la condamne au sous-développement et à la paupérisation. Le pivot vers la Chine se réduit à une grande illusion compte tenu du déséquilibre en termes de démographie et de richesses à l’avantage de Pékin, qui n’entend nullement se contenter d’être un géant économique, mais bien asseoir un leadership mondial total à l’horizon de 2049.
L’Europe et la Russie sont ainsi à la croisée des chemins. Et ce d’autant plus que l’après-Poutine se dessine avec l’arrivée aux responsabilités d’une nouvelle génération de technocrates, même si la reconduction de Dmitri Medvedev pèse en faveur du statu quo. Il s’agit soit de poursuivre une guerre froide larvée, qui justifie que l’Europe réponde par un durcissement des sanctions économiques, par un cantonnement diplomatique et par un renforcement de la défense de l’est du continent aux ambitions expansionnistes de la Russie et à ses interventions dans le fonctionnement de ses démocraties ; soit de construire un nouveau partenariat stratégique autour des principes suivants : levée progressive des sanctions européennes en contrepartie d’un accord sur la sécurité de l’Europe garantissant les frontières, dont celles de l’Ukraine, contre l’engagement qu’elle ne rejoindrait ni l’Union ni l’Otan ; coopération dans la lutte contre le terrorisme islamique ; mobilisation pour pérenniser l’accord sur le nucléaire iranien et pour engager une médiation entre Israël et l’Iran ; recherche concertée d’une solution politique en Syrie.
Dans tous les cas, l’Union européenne ne peut éviter de réinvestir massivement dans sa sécurité. Pour traiter avec la Russie de Poutine, qui joue très gros avec une main faible, l’Europe doit cesser de jouer faible avec une main assez forte.
(Chronique parue dans Le Point du 17 mai 2018)