Gagnant en intensité et changeant de nature, la violence prolifère dans la société et devient une fin en soi.
La violence est le plus grand péril pour la liberté et la dignité des hommes. Elle est un cancer qui se diffuse dans l’État et la société, et qui détruit tout : développement économique, fonctionnement de l’État, citoyenneté et confiance dans les institutions démocratiques.
Loin des illusions entretenues sur l’avènement de la démocratie de marché et la paix perpétuelle après l’effondrement de l’Union soviétique, la violence effectue un retour en force. Elle gagne en intensité et change de nature ; elle se radicalise et devient une fin en soi.
Au plan international, la dynamique de la guerre est de retour, accélérée par la désintégration de l’ordre mondial de 1945 sous les coups de boutoir de Donald Trump. Guerre commerciale, monétaire et technologique des États-Unis contre la Chine, avec pour dommages collatéraux l’Europe, le Japon et la Corée du Sud, le Canada et le Mexique, soit les plus proches alliés des États-Unis. Guerre entre les États-puissance avec la montée des risques de conflits en mer de Chine, y compris autour de Taïwan, l’escalade du carnage sans fin de la Syrie où prend corps l’affrontement entre Israël et l’Iran, la pression de la Russie et de la Turquie sur les frontières de l’Europe. Guerre de religion avec la poursuite de la mondialisation du djihad, du Nigeria aux Philippines en passant par la reconfiguration de l’État islamique en réseau social opérant au cœur des sociétés démocratiques. Guerres civiles tournant au génocide, à l’image de l’extermination des Rohingyas au Myanmar.
Mais la violence prolifère également à l’intérieur des démocraties. Le djihadisme s’appuie sur une stratégie de salafisation des communautés musulmanes contre lesquelles les attentats cherchent à dresser la population afin d’enclencher une logique de guerre civile. L’antisémitisme connaît un sinistre renouveau, au croisement de l’islamisme et des démocraties illibérales d’Europe orientale. Les opinions publiques se polarisent et se radicalisent, portées par le réveil des passions identitaires nationales, sociales et religieuses. La jeunesse bascule vers l’extrême gauche et l’extrême droite. Les fractures entre classes sociales, communautés, générations et territoires se creusent.
Le réveil de la violence trouve son origine dans l’inconséquence des démocraties après la chute du soviétisme, qui se sont abandonnées aux vertiges de l’économie de bulles et de la démesure. Les classes moyennes, déstabilisées par la mondialisation et la révolution numérique, ont été ravagées par le krach de 2008. La crise et la montée des inégalités ont atomisé les individus, les livrant aux passions collectives agitées par les populistes. Le repli identitaire, exacerbé par les réseaux sociaux, nourrit la haine : à chaque homme et à chaque communauté son humanité propre qui légitime l’exclusion, voire l’épuration, de ceux qui n’en font pas partie. Le relativisme des valeurs, le mépris de la loi et le discrédit du bien commun légitiment la violence, qui, seule, parvient à fédérer les individus autour de luttes hétéroclites. L’espace du débat public se décompose sous le choc des « fake news », qui exacerbent la polarisation de l’opinion et laminent la démocratie représentative pour faire émerger une démocratie pulsionnelle où la raison est celle du plus fort. La violence est d’autant plus radicale qu’elle est nihiliste, continuant à cultiver le mythe révolutionnaire mais déconnectée de tout projet crédible de construction d’un monde meilleur.
Les démocraties n’ont d’autre choix que de rompre avec le déni pour combattre la violence, dont il ne convient pas seulement de contenir les effets mais d’annihiler les causes. Et ce sans confondre les moyens et les fins, c’est-à-dire sans sacrifier la liberté. La solution des hommes forts, qui consiste à ériger la force en réponse à la violence, se réduit à une grande illusion. Le pouvoir illimité et la répression ne garantissent nullement la sécurité des citoyens mais produisent inexorablement la pauvreté et l’anomie, l’oppression et le désespoir.
Pour autant, dans le cadre de l’État de droit, il est grand temps que les démocraties donnent la priorité à leur première raison d’être, à savoir la sécurité et l’existence d’un ordre public sans lesquels la société se trouve ramenée à l’état de jungle. Contre la violence, les démocraties n’ont d’autre choix que de nouer un nouveau pacte citoyen. Elles doivent réarmer non seulement au plan militaire mais au plan politique, intellectuel et moral. C’est la mission des dirigeants mais surtout le devoir des citoyens. L’avertissement que lançait Alexandre Soljenitsyne face au totalitarisme n’a rien perdu de son actualité : « L’homme qui n’est pas intérieurement préparé à la violence est toujours plus faible que celui qui lui fait violence. »
(Chronique parue dans Le Figaro du 07 mai 2018)