L’enjeu est moins le commerce que le leadership sur la téléphonie, l’intelligence artificielle et les armes numériques.
La montée en puissance de la mondialisation à partir des années 1980 a été indissociable de l’affirmation du couple Chinamerica. La stratégie d’émergence pacifique définie par Deng Xiaoping a engendré l’hypercroissance chinoise, tirée par les exportations vers les États-Unis. Sans équivalent, elle a porté de 750 à 16 600 dollars le PIB par tête entre 1975 et 2017. Simultanément, les formidables excédents commerciaux chinois ont été largement réinvestis dans la dette des États-Unis, jusqu’à faire de Pékin le deuxième détenteur de bons du Trésor derrière la Fed. Ce modèle a explosé avec la rupture opérée par Xi Jinping, qui revendique ouvertement depuis le 19e Congrès du PCC le leadership mondial à l’horizon de 2049 et s’en sert pour légitimer sa présidence illimitée. Simultanément, l’élection de Donald Trump a engagé les États-Unis dans un tournant protectionniste dont la première cible est la Chine, qui entre pour 375 milliards dans les 815 milliards de dollars du colossal déficit commercial américain. Le modèle de la Chine donnant la priorité à l’industrie, à l’investissement et à l’exportation a été formidablement servi par son entrée à l’OMC en 2001, alors même qu’elle refusait toute réciprocité en matière d’investissements et de marchés publics, qu’elle pillait les technologies des entreprises étrangères, qu’elle n’offrait aucune des garanties d’un État de droit et qu’elle sous-évaluait massivement le yuan. Mais la dénonciation de ces pratiques déloyales occulte, outre l’excédent de 30 milliards de dollars des Etats-Unis dans les services, les deux raisons fondamentales du déséquilibre de la balance commerciale bilatérale : au plan microéconomique, la recomposition des chaînes de valeur des entreprises américaines mondialisées, notamment dans la haute technologie ; au plan macroéconomique, la faiblesse de l’épargne des Américains.
Sous l’étendard du populisme en politique intérieure, le néomercantilisme de Donald Trump est d’abord le fer de lance d’une stratégie qui vise à bloquer la Chine dans sa conquête du leadership technologique. Ainsi, les 1 339 produits chinois touchés par les hausses de tarifs douaniers sont majoritairement situés en haut de la chaîne de la valeur ajoutée et relèvent de 40 à 90 % des hautes technologies, selon les filières. À l’inverse, les rétorsions chinoises se concentrent sur l’agriculture et l’automobile, épargnant largement la technologie mais recherchant un impact maximal en termes de revenus et de clientèle électorale des élus républicains. La véritable cible des États-Unis n’est donc pas le commerce, mais la technologie chinoise, ce que confirment les deux autres leviers utilisés par Washington : le contrôle des investissements stratégiques et les sanctions internationales. D’un côté, Donald Trump a mis son veto, par un décret publié en mars, à l’offre de 121 milliards de dollars déposée par Broadcom sur Qualcomm, leader des semi-conducteurs nécessaires pour l’Internet de cinquième génération. Pékin a aussitôt réagi en refusant de donner son autorisation au rachat de NPX par Qualcomm, alors que l’opération a été validée par tous les autres États. De l’autre, les États-Unis ont interdit pendant sept ans toute vente de composants à ZTE, champion chinois des équipements de télécommunication coupable de violations répétées de l’embargo sur l’Iran et la Corée du Nord. Et ce afin de tuer dans l’œuf la construction d’un monopole chinois sur la 5G.
Pour être tardive, la prise de conscience des États-Unis est légitime. Les signaux d’alerte se sont en effet multipliés. Non seulement le PIB chinois représente désormais 119 % de celui des États-Unis en parité de pouvoir d’achat, mais l’oligopole numérique de Pékin – composé de Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei et ZTE – constitue une menace très sérieuse pour les Gafam, notamment dans l’intelligence artificielle. La recherche chinoise talonne celle des Etats-Unis, avec 13 % des publications mondiales contre 16 %. Simultanément, l’offre de Broadcom a montré que les entreprises chinoises ont aujourd’hui la capacité de lancer des opérations de plus de 100 milliards de dollars, qui restaient auparavant l’apanage des géants américains. Les routes de la Soie et leurs quelque 1 000 milliards de projets exportent en parallèle le modèle économique et politique chinois, et assurent la prise de contrôle des infrastructures essentielles. La dette est utilisée comme une arme d’influence massive pour placer sous tutelle les gouvernements, du Pakistan – où 60 milliards sont investis dans le corridor sino-pakistanais – au Venezuela en passant par Djibouti, le Laos, le Sri Lanka, la Mongolie ou le Monténégro, ainsi que pour acquérir des actifs stratégiques par conversion des créances. La percée chinoise s’appuie enfin sur les ventes d’armes, qui ont doublé depuis 2010 – dopées par l’absence de conditions politiques et par des financements avantageux –, tout en s’orientant vers des technologies hautement complexes comme les missiles, l’avion de combat JF-17, les drones armés et les sous-marins d’attaque.
L’Europe est en grand danger, car elle constitue, avec ses 500 millions de consommateurs, un marché vital pour les Gafam tout en devenant un objectif prioritaire pour les acquisitions chinoises, à l’image de Geely, devenu le premier actionnaire de Daimler. Aussi l’Europe doit-elle se doter d’une stratégie autonome dans les hautes technologies, protéger ses citoyens des Gafam et ses actifs stratégiques des prédateurs chinois. La véritable menace pour les démocraties tient moins aux ambitions de la Chine qu’à la corruption interne de ses valeurs, de ses institutions et de ses mœurs, qui fait le jeu du total-capitalisme de Pékin.
(Chronique parue dans Le Point du 26 avril 2018)