La chancelière a fracturé Allemagne et l’Europe par son incapacité à gérer les chocs économiques et géopolitiques.
Six mois après les élections du 24 septembre 2017 et le coup de tonnerre de l’entrée de 92 députés de l’AfD au Bundestag, l’Allemagne dispose enfin d’un gouvernement. Il est dirigé comme prévu par Angela Merkel. Mais la chancelière est affaiblie, à la tête d’une grande coalition usée qui ne représente que 52 % des suffrages exprimés et ne s’appuie que sur 9 voix de majorité.
La longévité de Merkel au pouvoir est inversement proportionnelle à la marque qu’elle laisse pour l’heure dans l’histoire. Helmut Kohl reste le père de la réunification et de l’euro. Gerhard Schröder fut le promoteur du second miracle économique avec l’Agenda 2010. Merkel a hérité de la réunification comme de la réinvention de l’économie sociale de marché qu’elle a su faire fructifier. Mais elle a fracturé Allemagne et l’Europe par son incapacité à gérer les chocs économiques et géopolitiques.
La durée du leadership de Merkel est adossée aux performances économiques exceptionnelles de l’Allemagne qui, en apparence, sort renforcée du krach de la mondialisation et de la tourmente de l’euro. La croissance a atteint 2,2 % en 2017 ; un taux de chômage réduit à 3,6 % de la population active ; l’excédent commercial s’est élevé à 245 milliards d’euros en 2017 ; les comptes publics sont excédentaires de 38 milliards ; la dette souveraine a été ramenée à 68 % du PIB et devrait être réduite à 58 % du PIB fin 2019.
Pour autant, la société s’est divisée et polarisée autour des quelque 10 % de travailleurs pauvres, des migrants et de l’islam. La démocratie allemande est déstabilisée par le discrédit des partis traditionnels et la percée de l’extrême droite. L’image de l’Allemagne s’est dégradée en Europe – du fait des politiques de rigueur monétaire et budgétaire puis de l’ouverture unilatérale des frontières aux migrants – , mais aussi aux États-Unis.
Merkel, qui déteste agir sous la contrainte et préfère donner du temps au temps, a multiplié les erreurs lorsqu’elle a été confrontée à des crises. Elle a incité Jean-Claude Trichet, alors à la tête de la BCE, à augmenter les taux d’intérêt en 2008 et en 2011 – la plus grave faute de politique monétaire depuis le relèvement des taux de la Fed au lendemain du krach d’octobre 1929. Elle a nié tout problème bancaire en octobre 2008 avant de devoir se rallier en catastrophe au plan européen de soutien du secteur financier devant la réalité de la faillite des institutions allemandes. Elle a transformé le choc sur la dette des pays périphériques en crise de la zone euro en 2010, en prévoyant d’imputer automatiquement les pertes sur les créanciers privés en cas de sauvetage d’un État. C’est Mario Draghi qui, en prenant le contre-pied de la stratégie Merkel-Trichet, a sauvé l’euro et enclenché la relance européenne, mais avec cinq années de retard sur les États-Unis.
D’autres décisions, prises de manière unilatérale, ont eu des conséquences très lourdes pour l’Allemagne comme pour l’Europe. La sortie du nucléaire à l’horizon de 2022, annoncée en mars 2011 au lendemain de la catastrophe de Fukushima, a entraîné l’explosion des prix de l’énergie en Europe, l’effondrement des grands industriels du secteur, une dépendance renforcée vis-à-vis du gaz russe, l’augmentation du recours au charbon – qui assure désormais 40 % de la production d’électricité en Allemagne – avec à la clé l’arrêt de la baisse des émissions de carbone sur le continent. En 2015, la suspension de facto des règles européennes en matière d’asile a provoqué une vague migratoire sans précédent depuis 1945, avec l’arrivée de 1,3 million de réfugiés, puis un choc en retour sous la forme de l’édification de murs à l’est du continent et d’une vague populiste à l’ouest. Simultanément, le déni du risque terroriste s’est traduit par une succession d’attentats djihadistes en Europe.
Au cœur de tous ces échecs, on trouve la priorité donnée à la vertu luthérienne sur la raison économique et politique, le primat du process sur la vision. Adaptée aux périodes calmes, la méthode Merkel se révèle impuissante et dangereuse quand l’histoire accélère. Jusqu’à mettre en péril la stabilité de la démocratie allemande et l’ordolibéralisme.
Dans son discours de politique générale du 21 mars dernier, la chancelière s’est référée à sa première allocution de 2005 : « Laissons-nous surprendre par ce qui est possible. » C’est un radical contresens car 2018 n’a plus rien à voir avec 2005. Dans un environnement dangereux et volatil où l’impossible devient possible, les démocraties doivent renforcer leur résilience et leur unité pour anticiper et désarmer les surprises. Dans le monde de Xi Jinping, de Vladimir Poutine, de Recep Erdogan et de Donald Trump, s’avancer avec pour seul viatique la foi dans la vertu et le respect du droit, c’est entrer dans la cage d’un tigre affamé en lui vantant les bienfaits du régime végétarien.
(Chronique parue dans Le Figaro du 26 mars 2018)