Données privées, fiscalité, sécurité… Les géants du numérique doivent se remettre en question.
Les scandales ont la vertu de jeter une lumière crue sur la vérité. La révélation du détournement des données personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook par Cambridge Analytica a pleinement mis en évidence les menaces que l’économie digitale fait peser sur la vie privée. L’onde de choc pour l’industrie numérique est équivalente à ce que fut la faillite de Lehman Brothers en 2008 pour la finance. Ses répercussions sont plus importantes encore du fait de la dimension globale de la révolution numérique à laquelle nul n’échappe. Ce qui est en jeu n’est rien d’autre que la capacité d’entreprendre, l’accès à la connaissance, les libertés individuelles et l’exercice du droit de vote, c’est-à-dire les fondements de l’économie de marché et de la démocratie.
Hier triomphants et encensés, les Gafam (Google, Apple, Face-book, Amazon, Microsoft) sont rattrapés par une tempête parfaite. L’émancipation des plateformes numériques de la fiscalité et du droit du travail est battue en brèche par la révolte des États et des collaborateurs. Leur position monopolistique – à l’image du contrôle par Google et Facebook de près de 80 % de la publicité en ligne en Amérique du Nord et en Europe – est contestée. Le ciblage des individus et leur enfermement dans des communautés contribuent à la radicalisation des opinions. Enfin, et surtout, les réseaux sociaux se sont parfois transformés malgré eux en auxiliaires des cybercriminels, des djihadistes et de la démocrature russe comme l’ont démontré l’élection américaine de 2016 ou le référendum sur le Brexit.
La prise de conscience de la face noire du numérique explique largement la correction boursière du début 2018. Les Gafam, avec une capitalisation de quelque 3 500 milliards de dollars – en dépit de 450 milliards de pertes entre mars et avril – sont systémiques. De fait, si leurs recettes ne sont pas menacées à court terme, leur modèle économique est désormais caduc.
Ce que George Orwell avait cauchemardé, Mark Zuckerberg l’a fait. Au-delà de la cession à des entreprises tierces de données personnelles sans autorisation, le problème fondamental posé par l’affaire Cambridge Analytica réside dans le nombre et la profondeur des informations accumulées par les réseaux sociaux sur des milliards de personnes sans qu’elles en aient conscience. Toutes les données sont aspirées, stockées et utilisées sans limite ni précaution. Les utilisateurs concluent en réalité un pacte faustien. La gratuité de l’inscription cache le renoncement à toute forme de vie privée ainsi que l’acceptation d’un suivi de tous les instants, d’un ciblage par des publicités sans contrôle de leur provenance et de leur contenu. L’industrie numérique témoigne ainsi que, dans l’ordre économique, la gratuité c’est le vol : vol des données des citoyens ; vol des salaires des collaborateurs ; vol des impôts dus aux États. Ce modèle a longtemps été justifié par l’idéologie de la disruption – sanctifiée par Barack Obama –, qui justifiait de s’émanciper du droit et des Etats au nom du primat de l’innovation par la fiction de la liberté et de l’autorégulation d’Internet, par la concurrence avec la Chine et la protection dont bénéficient ses champions : Baidu pour la recherche, Alibaba pour le commerce en ligne et Tencent à travers la messagerie WeChat. Il est aujourd’hui insoutenable. L’industrie numérique doit donc se réinventer et les Gafam réintégrer l’État de droit.
La réponse doit être juridique, politique et morale. Et ce autour de cinq priorités. L’application des lois de la concurrence, ce qui invite à démanteler Google – Standard Oil du XXIe siècle – et à interdire le rachat systématique par les Gafam des start-up qui pourraient devenir leurs concurrents. La réintégration des plateformes dans le droit fiscal et social. La reconnaissance de la responsabilité des réseaux sociaux sur les contenus des messages qu’ils diffusent et l’encadrement de la publicité politique. Le partage équitable de la valeur ajoutée et des revenus publicitaires avec les éditeurs de contenu. Enfin, surtout, l’organisation de la protection des données personnelles dans laquelle, face à la paralysie du législateur américain, l’Europe joue un rôle clé et dispose d’une chance unique de combler le retard qu’elle a accumulé face aux États-Unis et à la Chine. Le règlement général pour la protection des données personnelles, qui s’applique à toute entreprise collectant des données de citoyens européens, entre en vigueur le 25 mai prochain et pourrait s’imposer comme la norme internationale du monde développé. Il sera ensuite de la responsabilité des citoyens de limiter, contrôler et actualiser les données collectées par les réseaux sociaux.
La vie privée n’est pas une « norme sociale » appartenant au passé comme l’a soutenu Mark Zuckerberg en 2010. Elle est un droit fondamental qui, comme l’environnement, est aussi facile et rapide à détruire que long et difficile à reconstruire. On n’invente certes pas l’ère numérique uniquement avec la politique et la morale mais on ne la construira pas sans.
(Chronique parue dans Le Point du 19 avril 2018)