L’Alliance atlantique est en crise. L’Europe doit prendre ses responsabilités et, en leader, la France peut incarner le défi de son renouveau.
Les démocraties sont confrontées à la situation la plus difficile depuis les années 1930, sous le feu croisé des menaces extérieures et du choc populiste intérieur. Le monde devient de plus en plus dangereux et violent. Le djihadisme, en dépit de sa défaite militaire au Levant, poursuit sa mondialisation et se restructure en réseau social au sein des sociétés développées, comme l’attentat de Trèbes en apporte une nouvelle et tragique confirmation. Les « démocratures », qui mêlent homme fort, contrôle de l’économie par des oligarques, manipulation de l’opinion par une propagande de masse et projet impérial, se posent en alternative à la démocratie et entendent promouvoir un ordre mondial marginalisant l’Occident, jugé décadent. Enfin, le cybermonde égalise les rapports de puissance et constitue une arme redoutable entre les mains des djihadistes comme des démocratures, qui l’utilisent pour peser sur les scrutins décisifs des démocraties. Le tout sur fond de relance de la course aux armements et de prolifération nucléaire et balistique qui ouvrent la possibilité de conflits armés majeurs.
L’Otan fut la clé politique et militaire de la sécurité des démocraties depuis sa fondation, en 1949, avec pour objectifs de promouvoir les valeurs démocratiques et d’instituer une assistance militaire en cas d’agression à travers l’article 5 du traité de Washington. Son bilan a été impressionnant puisqu’elle a résisté victorieusement à l’Union soviétique, qu’elle a piloté la réunification de l’Europe et qu’elle a dénoué les conflits de l’ex-Yougoslavie. Force est cependant de constater qu’elle affronte aujourd’hui une crise sans précédent.
Crise opérationnelle avec le désastre sans fin de l’Afghanistan, la faible pertinence face au djihadisme, l’inutilité face aux vagues migratoires, le retard accumulé dans la cyberguerre. Crise stratégique avec l’évolution de la posture nucléaire des Etats-Unis vers plus de flexibilité, donc vers un abaissement du seuil pour répondre aux menaces conventionnelles, qui ne peut manquer de heurter les opinions européennes.
Crise politique avec le Brexit, l’émergence des « démocraties illibérales » et la transformation de la Turquie d’Erdogan en démocrature islamique. Non content d’imiter Vladimir Poutine en se dirigeant vers une présidence à vie, Recep Tayyip Erdogan se rapproche de Moscou et de Téhéran, notamment en Syrie, où son intervention pour créer une zone de sécurité dans le nord cible les forces kurdes de l’YPG, alliées des Etats-Unis. Il ne cesse de s’éloigner de l’Otan, dont il a purgé les correspondants au sein de l’armée en même temps qu’il passait commande à Moscou de systèmes antiaériens S400.
Crise existentielle de la relation transatlantique avec le tournant nationaliste et protectionniste des États-Unis, le démantèlement de leur leadership et la déstabilisation de leur garantie de sécurité.
Pour autant, enterrer l’Otan constituerait une erreur historique, qui rééditerait les fautes commises dans les années 1930 face aux totalitarismes. L’Otan demeure en effet un outil sans équivalent pour la sécurité des nations libres face aux risques du XXIe siècle. Son utilité reste notamment entière face à la pression de la Russie – de l’annexion de la Crimée à la course aux armements nucléaires, balistiques, cybernétiques et lasers en passant par les exécutions d’opposants, à l’image de la tentative d’assassinat de Sergueï Skripal au Novitchok. La crise ukrainienne a ainsi démontré par défaut la nécessité de l’Otan en faisant étalage de l’impuissance de l’Europe.
L’Alliance doit cependant se réinventer. Elle doit mieux incarner la communauté de valeurs et de destin des nations libres, tout en mobilisant sa double dimension politique et militaire pour définir et appliquer des stratégies globales. Au plan opérationnel, il est impératif, pour faire face aux conflits hybrides comme à la guerre de haute intensité, d’améliorer le renseignement, les forces spéciales, les capacités cybernétiques et les possibilités de riposte rapide.
L’Europe doit par ailleurs réarmer et remplir son engagement de consacrer 2 % du PIB à sa défense en 2025 pour répondre à la critique légitime des États-Unis, qui investissent 726 milliards de dollars pour protéger 320 millions d’Américains, quand l’Europe ne dépense que 220 milliards de dollars pour défendre ses 550 millions de citoyens. L’Union a vocation à s’affirmer comme le second pilier de l’Alliance, ce qui constitue la meilleure façon de surmonter ses divergences autour de la sécurité, préoccupation première du nord au sud et de l’est à l’ouest du continent. Si le départ de la Turquie ne doit pas être encouragé, le redéploiement des états-majors et des bases est indispensable afin de réduire la dépendance vis-à-vis d’un pays qui constitue aujourd’hui un risque avant d’être un allié.
Le destin de l’Occident reste indissociable de la liberté politique. Dans ce moment de vulnérabilité et de division des démocraties, la France dispose d’une responsabilité majeure pour réarticuler défense européenne et solidarité atlantique. Par son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Onu, sa force de dissuasion autonome et son modèle complet d’armée, elle constitue le socle d’une Union pour la sécurité tout en entretenant le dialogue stratégique avec les États-Unis comme avec le Royaume-Uni dans le cadre du traité de Lancaster House de 2010. Encore faut-il qu’elle se montre à la hauteur de ce défi en réformant son modèle économique et social et en reconstruisant son Etat régalien. Elie Halévy rappelait à juste titre que « la diplomatie sans la menace de la force armée n’est que jappements de roquet ».
(Chronique parue dans Le Point du 29 mars 2018)