Le réveil industriel dans les pays développés dément les prophéties d’une stagnation séculaire. Ces derniers doivent prendre le leadership.
La mondialisation a fait décoller le Sud. La croissance des pays émergents a été trois fois plus rapide que celle du monde développé depuis le début du XXIe siècle. Et l’industrie a joué un rôle fondamental dans ce basculement du capitalisme vers le Sud, qui assure désormais près de 55 % de la production manufacturière. La Chine en est le symbole. Son hypercroissance de 8,5 % par an pendant trois décennies est indissociable de sa transformation en usine du monde : l’industrie représente 42 % de la valeur ajoutée et 30 % de l’emploi, tout en absorbant l’essen tiel de l’effort d’investissement, qui culmine à 46 % du PIB.
Le pendant de ce grand retournement de l’industrie vers le Sud, inverse de la révolution engagée en Europe au XVIIIe siècle, fut la désindustrialisation des pays développés, où les activités manufacturières ont été réduites à 25 % de la valeur ajoutée. Elle a accompagné la recomposition des chaînes de valeur, les produits intermédiaires destinés à la réexportation progressant de 20 à 30 % des échanges depuis 1995. Elle a été amplifiée par l’économie de bulles des années 2000 qui a détourné les talents et les investissements vers la finance.
Les conséquences de la désindustrialisation du Nord, longtemps sous-estimées, ont été dévastatrices pour la croissance et l’emploi. À l’âge du capitalisme universel et du numérique, l’industrie est en effet plus que jamais décisive dans l’exportation, la recherche, l’emploi à forte valeur ajoutée et les gains de productivité, la répartition équilibrée des revenus et le développement des territoires.
Aussi le réveil de l’industrie dans les pays développés marque-t-il un tournant salutaire. Fin 2017, l’activité manufacturière s’affichait en hausse de 4,5 %, contre 4,4 % dans le monde émergent. Elle va de pair avec le rééquilibrage de la croissance mondiale : 2,3 % pour le Nord, contre 4,5 % pour le Sud. Les raisons de ce renouveau sont multiples : le retour des cerveaux et la reprise de l’investissement productif après le krach de 2008 ; l’explosion des entreprises technologiques (la capitalisation des Gafam a atteint 3 800 milliards de dollars début mars) et les perspectives de développement offertes par la révolution numérique et l’intelligence artificielle ; la forte baisse du coût de l’énergie provoquée par la percée des hydrocarbures non conventionnels, notamment aux États-Unis, qui ont accueilli plus de 900 nouveaux sites industriels en 2017 ; enfin, la mobilisation des pouvoirs publics au service de l’emploi, de l’investissement et de la recherche indus triels, rompant avec une longue indifférence.
Le renouveau de l’industrie dans les pays développés confirme que leur déclin n’est pas fatal. Il dément les prophéties d’une stagnation séculaire. La numérisation et la robotisation de la production, l’économie des données, les objets connectés, le développement durable constituent des sources solides de croissance. Les gains de productivité, tombés à 0,5 % dans le monde développé, sont attendus autour de 2 % dans les prochaines années, portés par la digitalisation de l’économie.
Ce début de renaissance demeure fragile. Il reste menacé par le niveau d’endettement élevé des entreprises, qui pèse sur l’investissement et pourrait compromettre la reprise en cas de remontée des taux d’intérêt. Les risques les plus élevés sont cependant de nature politique. Ils découlent, d’une part, de la relance keynésienne d’une économie en plein-emploi et de la dérégulation financière engagées par Donald Trump aux États-Unis, et, d’autre part, du protectionnisme et de la guerre des changes.
L’embellie incite à une mobilisation en faveur de la réindustrialisation, notamment en Europe et en France, qui ont raté la révolution de l’Internet. Au moment où les pays émergents doivent conforter leur demande intérieure, les pays développés ont besoin de conduire une politique de l’offre donnant la priorité à l’industrie. L’industrie ne doit pas être modernisée ; il faut la réinventer sous le double signe du numérique et de l’écologie. En repensant les produits et les usines. En transformant les facteurs de production.
Les pays développés disposent de formidables atouts pour prendre le leadership de l’industrie du futur, à commencer par la richesse de leurs ressources humaines, leurs universités, leur capital immatériel, l’État de droit et la créativité qu’autorise la garantie des droits individuels. La renaissance de l’industrie, au même titre que la défense de la démocratie, dépend donc de la capacité des pays développés à renouer – à rebours des régressions protectionnistes, xénophobes, nationalistes et autoritaires – avec les valeurs qui ont porté le succès de l’Occident : l’esprit d’entreprise, la confiance dans la science et l’innovation, l’exercice de la raison critique et la foi dans la liberté.
(Chronique parue dans Le Point du 05 avril 2018)