Au XXIe siècle, rien n’indique que la mondialisation apporte la paix, la prospérité et la liberté. Tout montre au contraire que les forces de chaos tendent à prendre le pas sur la dynamique de l’intégration.
L’histoire du XXe siècle se noua autour de la lutte à mort entre la liberté et les totalitarismes ; elle fut tranchée en 1989 par l’effondrement intérieur du soviétisme, après que Soljenitsyne eut fait tomber le voile du mensonge sur le goulag, puis Jean Paul II la paralysie devant la terreur avec son célèbre « N’ayez pas peur ». Le destin du XXIe siècle a pris corps le 11 septembre 2001 sous le signe de l’affrontement entre la raison et une violence hyperbolique, qui plonge ses racines dans le réveil des religions et des nationalismes d’une part, le ressentiment et la volonté de revanche contre un Occident déclinant d’autre part. Marx est mort, mais Dieu est bien vivant, et Staline ou Mao se réincarnent après s’être réconciliés avec le capitalisme. La divinisation de la race aryenne ou de la classe ouvrière ont disparu – au moins momentanément -, laissant le champ libre à d’autres idoles : le fanatisme religieux et la théocratie, depuis la révolution iranienne de 1979 ; les passions nationales et impériales, portées par les nouvelles superpuissances du Sud ou la nostalgie des empires déchus, Russie en tête.
Au XXIe siècle, rien n’indique que la mondialisation apporte la paix, la prospérité et la liberté. Tout montre au contraire que les forces de chaos tendent à prendre le pas sur la dynamique de l’intégration. Sur le plan économique, les bulles spéculatives s’enchaînent, provoquant des crises toujours plus difficiles à contenir, ainsi que l’illustre le krach du crédit et de l’immobilier. Sur le plan social, la cohésion des nations est minée par les inégalités et les tensions communautaires. Sur le plan politique, les Etats sont affaiblis, parfois jusqu’à l’effondrement, tandis que le capitalisme s’affranchit de la liberté en Chine ou en Russie. Sur le plan stratégique, la violence prolifère : étatique avec les impérialismes chinois au Tibet et russe en Géorgie ou avec les ambitions nucléaires de l’Iran ; asymétrique avec le terrorisme et la guérilla qui sévissent de l’Irak à l’Afghanistan en passant par le Pakistan ; technologique ou écologique avec les premiers affrontements dans le cyberespace ou découlant du réchauffement climatique. Autant d’exemples de démesure et de mise en échec de la raison.
La multiplication des crises et leur faculté à monter aux extrêmes ne doivent rien au hasard. Elles sont inhérentes au monde du XXIe siècle. Un monde déchiré par des principes et des valeurs antagonistes, basculant dans l’inconnu, sous la menace permanente de ruptures radicales. Un monde multipolaire, donc volatil et instable, où aucune puissance n’exerce la suprématie absolue qui fut celle des Etats-Unis au XXe siècle. Un monde interconnecté où les tensions et les déséquilibres font boule de neige. Un monde où l’intégration des économies et des technologies, loin d’uniformiser les cultures ou d’éradiquer les nations, exacerbent les identités et les rivalités. Un monde écartelé entre l’individualisme et les passions collectives, l’extrémisme et le désengagement.
Le cours du XXIe siècle se jouera autour de la tension entre la raison et les passions. Pascal en a posé clairement les termes : « La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes. » Du côté des dieux autoproclamés, on trouve les élites mondialisées ou la technocratie européenne, coupées de l’histoire et des peuples. Du côté des bêtes brutes, les terroristes dont la seule religion est celle de la violence ainsi que les fanatiques érigeant en divinité un peuple ou une vocation impériale. Or la raison, pas plus que la liberté, ne s’imposera d’elle-même. Elle ne mettra en échec la spirale de la terreur qu’au terme d’une âpre lutte qui doit être conduite avec les armes de la raison, et non pas avec celles de l’extrémisme.
Evoquant dans La Discorde chez l’ennemi les dirigeants de l’Allemagne wilhelmienne qui la précipitèrent, et l’Europe avec elle, dans le suicide de la Grande Guerre, de Gaulle définit la démesure comme « la passion d’étendre, coûte que coûte, sa puissance personnelle », associée au « mépris des limites tracées par l’expérience humaine, le bon sens et la loi ». Dès lors qu’elle ne peut plus reposer sur des fondements transcendants, la raison doit procéder de l’encadrement de l’exercice du pouvoir, dans l’Etat mais aussi dans l’entreprise, dans les nations, sur le plan européen et mondial, ainsi que des limites que trace la conscience des citoyens. La raison n’est pas donnée ; elle se construit au fil de l’apprentissage et du travail sur eux-mêmes des individus, des communautés, des acteurs économiques et sociaux, des entités politiques. Ainsi, une société bloquée et incapable de se réformer se condamne non seulement au déclin économique et social, mais à la démagogie et à l’extrémisme. La toile fragile de la raison repose sur l’entrecroisement des fils tendus par l’éthique des individus, la myriade des structures qui produisent le lien social, les règles de l’Etat de droit, les principes du débat et de la vie politiques. Voilà pourquoi, si c’est dans la recherche de Dieu que Benoît XVI trouve le principe de la réconciliation entre la foi et la raison – ce qui est le moins qu’on puisse attendre du pape -, sa défense du travail critique de la raison et son appel à combattre le fanatisme dépassent l’Eglise et possèdent une dimension universelle qui mérite d’être entendue par tous les hommes du XXIe siècle.