Au lendemain des élections allemandes, l’Union devra choisir entre refondation et décomposition.
En 1959, André Malraux avait salué l’illumination de l’Acropole en rappelant que la Grèce de Périclès avait créé un type d’homme qui n’avait jamais existé, « dressé pour la première fois, en face de ses dieux (…) et du même coup dressé en face du despote ». Près de soixante ans plus tard, Emmanuel Macron, depuis cette même colline de la Pnyx, a appelé à une refondation de l’Europe autour de la reconquête de sa souveraineté, de la revitalisation de la démocratie, du rétablissement de la confiance entre les Etats-membres et les citoyens. Au-delà des symboles et des images, le choix d’Athènes pour exposer les principes d’une refondation de l’Europe est légitime. La Grèce est en effet en première ligne face aux chocs qui s’abattent sur l’Union depuis la fin des années 2000 en même temps qu’elle a cristallisé ses échecs.
La Grèce fut l’épicentre de la crise de l’euro. Or, en dépit du plus vaste plan de restructuration de l’Histoire, qui a monopolisé l’agenda européen et mobilisé 250 milliards d’euros d’aides et plus de 120 milliards d’euros de concours de la BCE, le pays a perdu 27 % de sa richesse nationale ; le niveau de vie est revenu vingt ans en arrière ; la dette publique, qui s’élève à 180 % du PIB, reste insoutenable ; le secteur bancaire reste plombé par 106 milliards d’euros de créances douteuses. Simultanément, la Grèce fut la principale porte d’entrée en Europe pour les migrants, avant la fermeture de la route des Balkans, et accueille aujourd’hui plus de 60 000 réfugiés bloqués sur son territoire. Elle est la cheville ouvrière de l’accord passé en 2016 entre l’Union et la Turquie, dont elle subit le basculement en démocrature islamique.
Aujourd’hui, la Grèce participe de la nouvelle donne qui point en Europe. Elle est sortie de récession et renoue avec une croissance de 1,8 %. Le taux de chômage a été ramené à 21 %. Elle a effectué, le 25 juillet, son retour sur les marchés financiers en levant 3 milliards d’euros. L’accord avec l’Eurogroupe et le soutien du FMI ouvrent la voie à une restructuration de la dette. Dans le même temps, la zone euro affiche une croissance de 2,2 %, un taux de chômage ramené à 9,1 %, une baisse du déficit et de la dette publics à 1,4 % et 89,5 % du PIB. La nette reprise de l’Europe méridionale et orientale réduit les divergences en son sein.
Ce moment européen ne doit pas être perdu. L’amélioration de la conjoncture ne saurait masquer les défis que doit relever l’Union au-delà même du Brexit : la pérennité de la zone euro ; le vieillissement de la population et l’intégration des jeunes ; le flot des migrants et la maîtrise des frontières ; la lutte contre le terrorisme ; la pression des démocratures russe et turque ; la dérive de la Pologne et de la Hongrie hors de l’État de droit ; la remise en question par les Etats-Unis de leur garantie de sécurité.
L’Europe doit choisir entre sa refondation et sa décomposition. Cette orientation décisive interviendra au lendemain des élections législatives allemandes du 24 septembre. Les priorités pour la relance de l’Europe sont désormais connues. Le renforcement de la zone euro, d’abord, à travers la mise en place d’un budget propre et d’un ministre des Finances, l’achèvement de l’union bancaire, la convergence fiscale et sociale. L’affirmation de la souveraineté face aux Etats-Unis et aux géants émergents, ensuite, dans les domaines clés du commerce, du numérique et de l’environnement. La sécurité, enfin, avec pour axes la lutte contre le terrorisme, la protection des infrastructures vitales et le contrôle des frontières extérieures du continent.
Cet agenda européen chemine. Angela Merkel a forcé sa nature et ses principes pour évoquer la mise en place d’un budget et d’un ministre des Finances de la zone euro. Elle réinvestit 2 milliards d’euros par an dans la défense afin de se conformer à l’objectif de lui consacrer 2 % du PIB en 2025. Mais le rapprochement autour de certaines mesures masque des divergences fondamentales qu’il faudra surmonter pour réinventer l’Europe.
Divergence des visions : la France cherche à accélérer la transformation de la zone euro en une union politique de transferts que récuse l’Allemagne, qui, fidèle à l’ordolibéralisme, défend une coopération entre États responsables respectant des normes définies en commun et entend ériger le Fonds monétaire européen en gardien de la discipline financière. Divergence des méthodes : la transformation de l’Union passe, pour Angela Merkel, par des traités quand Emmanuel Macron veut mettre l’Europe en marche grâce à des « conventions démocratiques ». Divergence des approches, Paris misant tout sur le couple franco-allemand sans craindre de s’aliéner l’Italie avec la nationalisation de STX ou l’Europe centrale et orientale à propos des travailleurs détachés, tandis que l’Allemagne conserve la préoccupation permanente de la coordination entre la zone euro et l’Union des 27.
Après les élections allemandes, les images et les mots ne suffiront plus ; ils devront être traduits en actes. Ni l’Allemagne ni la France n’ont vraiment le choix. Après le Brexit et l’élection de Trump, face aux migrants, au terrorisme, à la pression de la Russie et de la Turquie, Angela Merkel n’a d’autre stratégie que l’Europe et d’autre partenaire que la France. Engagé dans la conversion de l’insoutenable modèle français, Emmanuel Macron ne peut dégager des marges de manœuvre que par un accord avec l’Allemagne sur le pilotage de la zone euro. Pour tous, le redressement économique et social de la France reste la condition de la renaissance de l’Europe.
(Chronique parue dans Le Point du 14 septembre 2017)