Face à une planète déstabilisée et à deux mois du scrutin fédéral, la chancelière devra impérativement s’adapter au monde nouveau.
À moins de deux mois des élections fédérales du 24 septembre, Angela Merkel est plus que jamais en position de force pour exercer un quatrième mandat de chancelière. Contrairement aux scrutins à risque que furent le référendum sur le Brexit ou les élections présidentielles américaine et française, la culture de stabilité propre à l’Allemagne paraît inébranlable. La seule incertitude porte sur la configuration de la prochaine coalition. Le SPD recherche désespérément un positionnement et une base sociologiques, broyés par l’Agenda 2010. Les Verts et le FDP rivalisent pour prendre sa place aux côtés de la CDU dans le futur gouvernement. Die Linke, à l’extrême gauche, et l’AfD, à l’extrême droite, luttent pour incarner l’opposition radicale.
En apparence, plus le monde change, moins les choses changent en Allemagne. Pourtant, tous les principes qui fondaient la stabilité allemande et la réussite politique d’Angela Merkel sont remis en question. En se succédant à elle-même, Merkel devra s’adapter à la nouvelle donne mondiale et européenne ; elle ne devra pas seulement gérer, mais anticiper et innover.
Sur le plan macroéconomique, l’Allemagne tourne à plein régime. La croissance atteint 2 % en 2017 ; le plein-emploi règne, avec un taux de chômage réduit à 4,2 % de la population active ; l’excédent commercial a culminé à 252 milliards d’euros en 2016 ; les comptes publics sont excédentaires et la dette souveraine a été ramenée à 69 % du PIB. Pourtant, l’économie sociale de marché et le modèle de croissance par les exportations atteignent leurs limites.
Les écrasants surplus allemands sont de plus en plus contestés non seulement au sein de la zone euro, mais par les États-Unis, qui menacent le secteur automobile de mesures protectionnistes et adoptent des sanctions contre le projet Nord Stream 2, vital pour l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne. Par ailleurs, la gouvernance des entreprises a accumulé les krachs, qu’il s’agisse de l’automobile – qui génère plus de 800 000 emplois directs –, avec le Dieselgate, des soupçons de cartels, qui pourraient entraîner 50 milliards d’euros d’amendes, ou bien du secteur financier, avec les déboires de la Deutsche Bank et des banques régionales, qui restent en attente de restructuration.
La société allemande, qui faisait figure d’exemple pour sa modération et sa capacité à nouer des compromis, s’est divisée et polarisée. La crise financière puis le choc sur l’euro ont entraîné une formidable hausse des dettes et suscité la crainte de voir leurs coûts mis à la charge du contribuable allemand. La stratégie d’expansion monétaire et les taux négatifs appliqués par la BCE ont laminé les revenus des retraités. La crise des réfugiés et la multiplication des attentats terroristes ont diffusé la peur et alimenté la xénophobie. La traduction immédiate de ce malaise est la renaissance de l’extrême droite avec l’AfD ainsi que la montée de la violence, dont ont témoigné les affrontements qui ont accompagné la réunion du G20 à Hambourg.
Enfin, l’Europe et le monde ont été profondément déstabilisés, y compris par ceux qu’Angela Merkel considérait comme ses alliés les plus puissants et les plus fiables : les États-Unis et le Royaume-Uni. L’Europe est confrontée au retour en force des risques sur sa sécurité avec le terrorisme islamique, la pression des démocratures russe – Vladimir Poutine ayant ruiné le système de sécurité européen, annexé la Crimée et envahi l’Ukraine – et turque – Recep Tayyip Erdogan cherchant à dresser contre Berlin la communauté turque, forte de plus de 3 millions de personnes en Allemagne –, puis l’emballement des vagues de migrants.
Or le Brexit a déchaîné le populisme et menacé d’entraîner l’Union dans une spirale de désintégration tout en la privant d’un pilier libéral et du tiers de son potentiel militaire. Pis encore, le leadership chaotique de Donald Trump rend le monde plus imprévisible et dangereux en sapant l’ordre international à travers la contestation des traités de libre-échange, des alliances et des institutions multilatérales. Les États-Unis s’attaquent ainsi aux valeurs et aux institutions sur lesquelles furent fondées la RFA puis la réunification allemande, dont Angela Merkel est l’enfant.
L’Allemagne doit donc se réinventer. La résilience d’Angela Merkel et sa capacité à s’affirmer comme un point fixe peuvent dès lors se transformer en handicap en lui interdisant de prendre en compte tant les changements radicaux de son environnement que l’ouverture d’un momentum européen qu’il serait dramatique de laisser perdre.
Le quatrième mandat d’Angela Merkel l’obligera à relever cinq défis. Intégrer les migrants tout en réformant le droit de l’asile et du séjour dans l’Union. Moderniser et moraliser la gouvernance de Deutschland AG. Investir dans les infrastructures, l’éducation et l’innovation, pour accélérer la transition numérique de l’industrie allemande. Restaurer la sécurité, ce qui passe par la poursuite de l’effort de réarmement, qui doit porter le budget de la défense de 37 à 60 milliards d’euros en 2025, soit 2 % du PIB. Renforcer la zone euro en coordonnant les politiques économiques et relancer l’Union en lui donnant une compétence en matière de sécurité, notamment pour contrôler les frontières du continent.
Toute-puissante en Allemagne, Angela Merkel est très contrainte en politique extérieure. Elle déteste le monde qui est né des chocs du début du XXIe siècle, mais elle n’a d’autre choix que de s’y adapter. Elle ne dispose plus que d’une stratégie, l’Union européenne – dès lors qu’elle ne peut plus compter sur les États-Unis –, et d’un partenaire obligé : la France. Elle dépend donc ultimement de la capacité d’Emmanuel Macron à réformer le modèle économique et social français, qui constitue la condition préalable de la remise en marche du couple franco-allemand, donc de la relance de l’Europe.
(Chronique parue dans Le Point du 03 août 2017)