Pris au piège d’éternels conflits d’intérêts, l’Etat conduit les entreprises publiques au désastre.
L’État, à travers trois opérateurs – l’Agence des participations de l’État (APE), la Caisse des dépôts et consignations et Bpifrance –, détient des participations dans 1 800 entreprises. Leur valeur comptable est estimée à 100 milliards d’euros. Leur effectif compte 2,4 millions de personnes, soit 10 % de l’emploi salarié total. Par sa dimension comme par son impact sur l’emploi, ce secteur public n’a pas d’équivalent dans le monde développé. Or il se trouve dans une situation critique. Après le défaut des banques et des assurances publiques au début des années 1990, après la déconfiture des télécommunications à l’orée de la décennie 2000, un troisième krach s’annonce, avec pour épicentre les entreprises publiques de l’énergie et des transports.
Les pertes consolidées se sont élevées à 10,1 milliards en 2015, contre un bénéfice de 22,6 milliards en 2008. La dette nette agrégée culmine à 136 milliards d’euros, dont une large partie, notamment dans le secteur ferroviaire (51 milliards d’euros), ne peut en aucun cas être remboursée par les entreprises. La valeur du portefeuille coté s’est effondrée de 30 % depuis 2010, alors que le CAC 40 s’appréciait de 30 % au cours de la même période. Les besoins de recapitalisation d’Areva et d’EDF atteignent 7 milliards d’euros, qui s’ajoutent aux concours publics annuels de 11 milliards d’euros au système ferroviaire, alors que les dividendes ont chuté de 4,5 milliards en 2012 à 1,8 milliard en 2016.
Un demi-siècle après la publication du rapport Nora sur la gestion des entreprises publiques, les performances de l’État actionnaire restent désastreuses. En témoignent deux remarquables études qui rompent avec la culture du déni. La première, publiée par David Azéma – ancien directeur de l’APE entre 2012 et 2014 –, sous l’égide de l’Institut Montaigne*, souligne que l’État, par ses finalités, ses règles et sa culture, est dans l’impossibilité d’assumer les fonctions d’actionnaire. La seconde provient de la Cour des comptes**, dont le rapport sur l’État actionnaire pointe ses contradictions et conclut à la nécessité de limiter et d’encadrer strictement les interventions de l’État dans le capital des entreprises.
EDF affronte un mur d’investissements de plus de 120 milliards d’euros d’ici à 2025, alors que sa dette culmine à 37,5 milliards d’euros. Pourtant, l’État, après avoir contraint la société à s’endetter pour verser des dividendes démesurés, la fait chanter en l’obligeant à fermer de manière prématurée la centrale de Fessenheim contre une indemnisation symbolique de 490 millions d’euros, sous la menace de refuser les autorisations nécessaires pour l’EPR de Flamanville, dont la construction fut décidée par ce même État. Même incohérence dans le ferroviaire. SNCF Réseau accumule les lancements de lignes TGV en dépit de la dégradation continue du cœur de réseau et d’une dette de 44 milliards. SNCF Mobilité, malgré une situation nette négative de 7 milliards d’euros, se voit imposer de voler au secours d’Alstom, largement bénéficiaire, en commandant des rames TGV et des locomotives de manœuvre tout en assumant les surcoûts d’exploitation et de maintenance des 15 TGV Duplex acquis par l’État pour les faire circuler sur des lignes classiques. Comprenne qui pourra…
L’État est plus pervers encore lorsqu’il prétend s’immiscer dans la stratégie des entreprises rentables. Il a joué un rôle décisif dans l’échec du rapprochement entre Orange et Bouygues Telecom, rendu indispensable par le déséquilibre provoqué par la quatrième licence, commercialisée pour des raisons purement budgétaires. Il n’a pas hésité à déstabiliser en 2015 l’alliance entre Renault et Nissan à travers la montée masquée au capital de Renault, destinée à s’arroger des droits de vote doubles, écartant Renault de la prise de contrôle de Mitsubishi.
L’État, loin d’obéir à des objectifs cohérents, est écartelé entre ses multiples fonctions d’actionnaire, de stratège, de budgétaire, de régulateur. Il est traversé par des conflits d’intérêts permanents. La logique politique, inscrite dans un territoire, soumise à l’opinion et à la tyrannie du court terme, est incompatible avec le développement à long terme, l’internationalisation et la transformation digitale des entreprises du XXIe siècle. L’État actionnaire ne sait ni ne veut respecter l’intérêt social des entreprises et les règles de droit, qu’il s’agisse de gouvernance, de la gestion des informations privilégiées – comme lors du raid boursier sur Renault réalisé en situation d’initié – ou de la discipline des aides d’État.
L’État actionnaire peut être légitime et efficace, mais dans des conditions bien définies. Il constitue un ultime recours qui doit être réservé aux situations d’urgence. Ses interventions doivent privilégier le pilotage par la régulation, la fiscalité, la commande publique ou les autorisations d’exporter pour la défense plutôt que la gestion de la production. Ses participations ont vocation à être déléguées à une agence indépendante, à l’abri des interventions politiques.
Pour ignorer ces principes, le capitalisme d’État à la française s’est transformé en une bulle spéculative qui s’apprête de nouveau à éclater. Il prive par ailleurs nos entreprises d’une base actionnariale nationale stable. Voilà pourquoi un vaste programme de privatisations est indispensable, qui permettra d’améliorer à la fois la compétitivité des entreprises et les comptes publics.
* « L’impossible État actionnaire ? », janvier 2017
** « L’État actionnaire », rapport public thématique, janvier 2017
(Chronique parue dans Le Point du 02 février 2017)