À l’heure du numérique, la démonétisation voulue par Narendra Modi pourrait se révéler payante.
Sans préavis ni concertation, le gouvernement dirigé par Narendra Modi a annoncé le 8 novembre 2016 la suppression à partir de minuit du cours légal des deux plus grosses coupures, les billets de 500 et 1 000 roupies (soit environ 7 et 14 euros). Ils pouvaient être présentés dans les banques jusqu’au 30 décembre 2016 sous la double condition, au-delà de 250 000 roupies (3 500 euros), de justifier leur provenance et de prouver le paiement des impôts. Dans le même temps, les retraits d’argent liquide ont été limités à 4 300 roupies (60 euros) par jour. La démonétisation de 24 milliards de billets représentant 86 % des liquidités en circulation n’a pas de précédent. Elle vise à éradiquer la corruption et la fraude fiscale. L’économie clandestine est évaluée à 25 % du PIB. Seuls 12 millions de citoyens paient l’impôt sur le revenu et plus de 400 milliards de dollars ont quitté illégalement le pays au cours de la décennie.
Si les objectifs de la réforme sont incontestables, son impréparation a plongé l’économie dans le chaos. 31 % des Indiens ne disposent pas de comptes bancaires et seuls 15 % les utilisent effectivement. L’État le plus peuplé, l’Uttar Pradesh, ne dispose que de 9 distributeurs pour 100 000 habitants. Enfin, des retards importants sont intervenus dans la mise en circulation des nouveaux billets de 500 et 2 000 roupies. La pénurie de liquidités a logiquement provoqué une brutale contraction de l’activité. La masse monétaire a chuté de 17 700 à 9 200 milliards de roupies entre début novembre et mi-décembre. La production industrielle a décroché ; l’immobilier s’est effondré ; les ventes de voitures ont reculé de 37 % ; l’agriculture comme le commerce ont été bloqués par l’interruption des paiements. Au total, la croissance devrait passer de 7,6 % en 2016 à 6,8 % en 2017.
Par ailleurs, les interrogations se multiplient sur l’efficacité de cette opération. D’abord, elle n’est que provisoire, puisque sont émis de nouveaux billets de 2 000 roupies. Ensuite, les pots-de-vin prennent aussi la forme de smartphones, de voitures, de titres immobiliers ou boursiers. Par ailleurs, le cash ne représenterait que 12 % de l’économie clandestine, soit peu par rapport aux placements en or, en métaux précieux, à l’immobilier et aux fonds détenus dans des paradis fiscaux. Enfin, l’administration fiscale indienne demeure d’une insigne faiblesse avec 48 660 postes, soit un agent du fisc pour plus de 40 000 habitants (un pour 1 200 personnes en France).
En dépit de ses défauts, le pari effectué par Modi devrait se révéler gagnant. 97 % du cash en circulation a été transféré sur des comptes en banque. Les pauvres soutiennent massivement le Premier ministre. Enfin, la chute de la croissance devrait être compensée à terme par la réduction de la corruption et par la hausse des recettes fiscales.
L’expérience indienne pose la question de la place de l’argent liquide dans les économies. Sa suppression devient possible avec l’économie numérique. Elle peut ainsi apparaître comme l’arme absolue contre la corruption et la fraude. Mais la fin du cash place aussi les citoyens à la merci des banques, du réseau Internet et de l’État. La transparence constitue un gain pour le fisc, mais peut aussi devenir une menace pour la vie privée.
La guerre déclarée au cash prouve qu’il est possible de prendre un risque politique à court terme pour un gain collectif à long terme. Au cœur de la révolution numérique, elle souligne l’importance de l’État de droit pour assurer que la technologie reste au service des hommes et de leur liberté.
(Chronique parue dans Le Point du 19 janvier 2017)