À l’instar de 1989, ce millésime aura bouleversé l’ordre mondial.
L’Histoire n’est pas linéaire : elle piétine, puis elle accélère brutalement. Elle bascule autour de moments charnières, qu’Alexandre Soljenitsyne qualifiait de nœuds. Ainsi en va-t-il de 1989, qui vit la chute du mur de Berlin et clôtura le XXe siècle en marquant la défaite finale des totalitarismes face à la démocratie. Ainsi en va-t-il de l’année 2016, qui a redéfini les lignes du XXIe siècle.
Le Brexit, l’élection de Donald Trump puis la démission de Matteo Renzi, au lendemain du rejet du projet de révision de la Constitution italienne, actent le retour en force du populisme au sein des démocraties. Les raisons de la fureur qui déferle sur les nations libres sont nombreuses. Au plan économique, elles sont ancrées dans la stagnation des revenus et la hausse des inégalités, amplifiées par le krach de 2008. Au plan social, elles découlent de la déstabilisation des classes moyennes sous le double choc de la mondialisation et de la révolution numérique. Au plan politique, elles résultent du sentiment de perte de contrôle et d’identité face à l’avènement de la société ouverte, à la crise des Etats et aux vagues migratoires. Au plan stratégique, elles naissent de la conscience d’un déclin de l’Occident et du renouveau des risques sur la sécurité intérieure et extérieure.
Exaspérés par la déconnexion des élites et l’impuissance des institutions, les citoyens des démocraties basculent vers la démagogie, cédant à la séduction des hommes forts. Ceux-ci exaltent le protectionnisme, le nationalisme et la xénophobie en utilisant les réseaux sociaux pour délégitimer la démocratie représentative. Donald Trump en est emblématique, oligarque élu président par la grâce de Twitter, comme Franklin Roosevelt fut élu par la radio et John Kennedy par la télévision.
Les pulsions populistes qui ravagent les démocraties font écho aux passions nationalistes et religieuses qui prospèrent dans le vide créé par l’effondrement des idéologies du XXe siècle. Le djihadisme, défait militairement en Libye, en Irak et en Syrie, mute et se déplace pour se transformer en réseau social niché au cœur des sociétés développées. Le nationalisme se propage et durcit les oppositions entre les États-Unis et la Chine, la Chine et le Japon, l’Inde et le Pakistan. Surtout, les démocratures mettent à profit l’ébranlement des démocraties pour s’affirmer : la Chine de Xi Jinping accède au statut de puissance globale, quand les États-Unis accélèrent leur repli ; la Russie de Vladimir Poutine s’est réinstallée au centre du jeu diplomatique en Europe – forte de l’élection de présidents prorusses en Bulgarie et en Moldavie – et au Moyen-Orient ; enfin, Recep Tayyip Erdogan s’est appuyé sur l’échec de la tentative de coup d’Etat de juillet 2016 pour transformer la Turquie en démocrature islamique. Et, s’ils ne forment pas encore un axe, les trois régimes se rapprochent et s’accordent pour désigner l’Occident comme leur adversaire principal.
Le système mondial sort durablement bouleversé de l’année 2016. Le tournant protectionniste des Etats-Unis comme le basculement du Royaume-Uni vers une régulation dominée par la dévaluation de la livre et le déficit budgétaire ouvrent un cycle de démondialisation. L’économie mondiale se reconfigure autour de blocs régionaux. La politique monétaire atteint les limites de ses capacités. La violence se libère des cadres politiques, diplomatiques et stratégiques qui lui avaient été assignés. La guerre de Syrie est ainsi exemplaire des conflits sans fin que les belligérants ne peuvent ni gagner ni perdre, au cours desquels les civils deviennent des cibles privilégiées. Avec, pour conséquence, l’accroissement des mouvements de population, qui touchent 65 millions de personnes. Les frontières resurgissent et les murs se multiplient, donnant un coup d’arrêt à la société ouverte que résume la maxime de Theresa May : « Ceux qui se sentent citoyens du monde ne sont citoyens de nulle part. »
Tout cela converge pour remettre en question l’ordre issu de la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis n’ont plus ni la volonté ni les moyens de rester la puissance impériale bienveillante qui assurait en dernier ressort la prospérité et la sécurité du monde libre. Ils sont en passe de démanteler, avec Donald Trump, les traités de libre-échange, les alliances stratégiques et les institutions multilatérales qui assuraient une relative stabilité au monde. L’Union européenne, qui participait de cet ordre, se trouve désormais menacée sous la pression du Brexit et des populismes, tandis que la crise de la zone euro pointe de nouveau avec la remontée des taux d’intérêt.
L’Occident perd ainsi non seulement le monopole du capitalisme et de l’Histoire qu’il détenait depuis la fin du XVe siècle, mais aussi le sens de ses valeurs. Nous assistons en effet au divorce de la démocratie, du capitalisme et du libéralisme. La mondialisation a montré que le capitalisme était un caméléon qui pouvait parfaitement s’adapter à la démocrature chinoise, qui revendique une meilleure capacité à en gérer le développement à long terme. De la Hongrie de Viktor Orban aux Philippines du président Duterte, en passant par la Pologne de Jaroslaw Kaczynski, nombre d’hommes forts se revendiquent d’une démocratie « illibérale » qui entend s’affranchir des institutions, des règles et des limites propres à l’Etat de droit.
Le conflit central se noue désormais entre la démocratie et le populisme. Les djihadistes et les autocrates tirent avant tout leur force des faiblesses et des divisions des nations libres. Esope, déjà, soulignait que « les démagogues font d’autant mieux leurs affaires qu’ils ont jeté leur pays dans la discorde ». Il faut donc ramener la concorde dans le camp des démocraties et jeter la discorde dans le camp de l’ennemi.
Il ne suffit pas de dénoncer le populisme, il faut en désarmer les causes. Il faut désormais mettre la mondialisation et la révolution numérique au service de tous, au lieu d’en faire l’apanage d’une caste. Il faut réengager le travail patient d’éducation à la liberté, car on ne naît pas citoyen, on le devient. Il faut déployer une stratégie globale, allant du militaire à l’économie en passant par la culture et les idées, pour répondre aux hommes forts et aux fanatiques.
Les démocraties ont perdu le monopole du capitalisme et de l’histoire du monde, mais il leur reste un monopole inestimable, celui de la liberté politique. Ce monopole ne correspond nullement à une rente perpétuelle ; il résulte d’un combat précaire acharné. Battons-nous de nouveau pour la liberté, avec l’énergie et la foi des enragés.
(Chronique parue dans Le Point du 15 décembre 2016)