« America first », a promis Trump, qui pourrait pourtant ouvrir un boulevard à Pékin.
L’Histoire est ironique. Donald Trump a été élu avec le projet de restaurer la grandeur de l’Amérique. Or la première conséquence de son programme isolationniste et protectionniste pourrait bien être l’avènement de la Chine comme puissance globale du XXIe siècle. Trump, qui multiplie les incidents diplomatiques avec Pékin à propos de Taïwan – mais aussi avec l’Inde au sujet du Pakistan ou avec le Royaume-Uni en recommandant la nomination de Nigel Farage comme ambassadeur à Washington –, a réaffirmé par ailleurs sa volonté d’engager une confrontation commerciale et monétaire avec la Chine, notamment en taxant à hauteur de 45 % ses exportations. Il est vrai que l’excédent commercial de Pékin avec Washington a progressé de 50 à 365 milliards de dollars depuis 2001 et que le dumping comme la sous-estimation du yuan, de nouveau dévalué de 10 % depuis août 2015, ont favorisé la transformation de la Chine en usine du monde. Pour autant, les entreprises américaines ont joué un rôle déterminant dans ce processus en délocalisant leur production : un conflit commercial dur avec la Chine détruirait ainsi jusqu’à 5 millions d’emplois aux États-Unis. Par ailleurs, la relance budgétaire portera le déficit public à 6,2 % du PIB et augmentera la dette des États-Unis, dont la Chine est le premier créancier. Enfin, une guerre commerciale et monétaire entre les deux premières économies mondiales provoquerait une course au protectionnisme et aux dévaluations compétitives, indissociables d’une brutale récession.
Le virage protectionniste dépasse au reste la relation bilatérale avec la Chine. L’annonce du retrait des Etats-Unis enterre le pacte transpacifique qui constituait le volet commercial de la stratégie du pivot vers l’Asie et isolait Pékin tout en créant un levier pour l’obliger à modifier son modèle de développement. Après le revirement de Barack Obama en Syrie, la fiabilité des États-Unis et la confiance que peuvent leur accorder leurs alliés se trouvent une nouvelle fois prises en défaut. Au Japon notamment, Shinzo Abe avait pris un risque politique important en soutenant le TPP. Simultanément, Donald Trump entend accentuer la stratégie de désengagement de l’Amérique poursuivie par Barack Obama après les guerres perdues d’Irak et d’Afghanistan pour redessiner les alliances des États-Unis en Europe et en Asie, accusées d’être coûteuses et archaïques. Et ce au moment même où les Philippines et la Malaisie basculent vers Pékin.
Le repli économique et stratégique de l’Amérique marque une forme de retour au début de son Histoire : de 1787 à la fin du XIXe siècle, elle est entièrement tournée vers la conquête du continent et la difficile recherche d’une identité à travers la tragédie de la guerre de Sécession. Ses conséquences sur le système international sont cependant à la mesure du rôle prédominant joué par les Etats-Unis depuis 1945. Donald Trump symbolise la vague populiste qui mine la démocratie, au moment où elle se trouve concurrencée par les démocratures, qui revendiquent une meilleure capacité à assurer à leurs peuples la prospérité et la sécurité. Le repli des États-Unis et l’affaiblissement de leurs alliances stratégiques actent la désoccidentalisation du monde. Pour toutes ces raisons, la Chine s’affirme comme la grande gagnante de l’élection de Donald Trump. Elle conforte son leadership en Asie – vers laquelle bascule le monde du XXIe siècle – et accélère la globalisation de sa puissance. Sur le plan commercial, l’abandon du pacte transpacifique laisse le champ libre au projet de zone de libre-échange promu par Pékin, auquel se rallient Singapour, le Vietnam et la Malaisie. Sur le plan économique, les nouvelles routes de la soie, qui entendent mobiliser 890 milliards de dollars dans plus de 900 projets répartis dans 64 pays rassemblant 4,4 milliards d’habitants, sont un formidable vecteur d’exportation du modèle chinois. Sur le plan financier, la banque de financement des infrastructures, dotée de 50 milliards de dollars, et la banque de développement des BRICS, capitalisée à hauteur de 10 milliards de dollars, brisent le monopole des institutions multilatérales, accusées d’être contrôlées par l’Occident. Sur le plan politique, la stabilité du leadership de Xi Jinping, nommé « noyau dur »du Parti communiste chinois par le 6e plénum en octobre, ouvre la voie à un troisième mandat après 2022 et contraste avec l’imprévisibilité de la démocratie américaine. Sur le plan international, la Chine projette sa puissance sur tous les continents à travers ses investissements et ses financements, et dessine un axe des démocratures en cultivant sa proximité avec la Russie de Vladimir Poutine et la Turquie de Recep Erdogan.
Sous le slogan « America first » pointe une tout autre réalité géopolitique : « China first ». Le monde du XXIe siècle est assurément multipolaire, mais tous les pôles ne se valent pas. Quand les États-Unis rapetissent, la Chine grandit. Il revient à l’Europe comme au Japon d’en tirer les conséquences en assumant leur autonomie économique et stratégique. La maxime de Zou Enlai du temps de la guerre froide n’a rien perdu de sa justesse : « Que deux éléphants se battent ou qu’ils fassent l’amour, c’est toujours l’herbe qui se trouve dessous qui est écrasée. » La Chine, servie par les errements des Etats-Unis, est en passe de devenir le plus puissant des éléphants. À nous d’éviter de lui servir de couche
(Chronique parue dans Le Point du 08 décembre 2016)