Face au programme protectionniste de Trump, l’Europe doit se réarmer, tant sur le plan sécuritaire que sur le plan économique et intellectuel.
De la fin du XVIe siècle aux années 2000, l’Occident a contrôlé l’histoire du monde. L’invention de l’État moderne, du capitalisme et de la démocratie a permis à l’Europe de prendre un avantage décisif, jusqu’à dominer 70 % des territoires émergés et de la population mondiale en 1900. Au XXe siècle, son suicide à travers les grandes guerres conduites au nom des idéologies a été contrebalancé par l’affirmation du leadership des États-Unis, qui, en 1918, en 1945 et en 1989, firent la décision en faveur de la liberté.
La mondialisation a mis fin au monopole de l’Occident sur le capitalisme et sur le système géopolitique mondial. L’élection de Donald Trump marque néanmoins une rupture décisive en accélérant la désoccidentalisation du monde. Sur le plan historique, l’exaltation nationaliste et le repli isolationniste impliquent la fin de l’ambition universaliste des États-Unis et actent la désintégration de l’Occident.
La stratégie économique de Donald Trump reste ambiguë en dehors du recours au protectionnisme, mêlant baisse d’impôts pour les riches et hausse des revenus pour les pauvres, programmes keynésiens de grands travaux et remise en question des programmes sociaux comme l’Obamacare. Mais sa politique étrangère demeure un complet mystère, dont « nul ne sait grand-chose », au dire même de Henry Kissinger. Sous les déclarations abruptes et contradictoires émergent cependant un principe directeur, et des changements majeurs avec la stratégie poursuivie par les États-Unis depuis 1945.
Le principe, résumé par la formule « America first », entend donner un primat absolu à l’intérêt national, assimilé aux avantages économiques. Le néo-isolationnisme de Barack Obama avait déjà pris ses distances avec la surexpansion militaire des présidences Bush. Donald Trump va beaucoup plus loin en rompant avec plusieurs fondements de la politique extérieure des Etats-Unis.
Le premier est le libre-échange que les États-Unis ont encouragé, du GATT à l’OMC en passant par le plan Marshall et la construction communautaire. Le relèvement massif des droits de douanes de 10 à 45 %, associé à la remise en question de l’Alena et du TPP et à l’arrêt des négociations autour du grand marché transatlantique, inaugure un cycle protectionniste. Parallèlement aux accords commerciaux, Donald Trump entend sonner le glas du multilatéralisme et du système de l’Onu en dénonçant l’accord de Paris consécutif à la COP21, ce qui, à défaut de ruiner le traité, le priverait de toute portée, puisque les États-Unis sont responsables de 18 % des émissions de gaz à effet de serre. Troisième retournement, Donald Trump a décrété obsolètes et dépassées les alliances stratégiques qui ont structuré l’unité et la défense des démocraties hier contre les totalitarismes et aujourd’hui contre les démocratures et le djihadisme. Il menace ainsi de se retirer de l’Otan et de rapatrier les 80 000 soldats présents au Japon et en Corée du Sud si les alliés ne contribuent pas davantage au coût de leur sécurité, tout en prévoyant d’augmenter les dépenses militaires de 5 %. Enfin, Donald Trump souhaite privilégier, en fonction de leurs intérêts économiques, des relations pragmatiques avec les régimes dirigés par des hommes forts – la Chine de Xi Jinping, la Russie de Vladimir Poutine, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan ou l’Égypte du maréchal Al-Sissi. Et ce, dans le prolongement des relations d’affaires tissées par la Trump Organization avec le groupe Dogan, proche d’Erdogan, ou l’oligarque Pavel Fuks, dévoué à Poutine.
Même si le Congrès et les administrations de Washington modèrent ces orientations, le signal politique adressé par le virage protectionniste et isolationniste des États-Unis aura des conséquences majeures. Venant après le Brexit, il inaugure l’ère de la démondialisation, qui se traduira par la formation de blocs économiques et politiques régionaux. Il enterre définitivement la République impériale, que les errements de George W. Bush ont condamnée en perdant tout contrôle sur l’économie de bulles et en enchaînant les guerres perdues d’Afghanistan et d’Irak.
L’isolationnisme des États-Unis renforce puissamment l’instabilité du monde. L’Europe doit en tenir compte. Elle peut tirer parti de cette nouvelle donne si elle parvient à résister aux ravages du populisme en s’affirmant comme une destination stable pour les investissements internationaux tout comme une terre d’élection pour les entrepreneurs, les talents et les cerveaux en quête de sécurité, mais aussi de liberté.
Elle doit se penser et s’organiser en tant que puissance. Au moment où les hommes forts opèrent un retour en force, le leadership par défaut est condamné : le couple franco-allemand et la Commission européenne doivent donc être remis en état de marche. Être protectionniste dans un monde libre-échangiste, c’est se couper de la croissance ; mais rester libre-échangiste dans un monde protectionniste, c’est se suicider. L’Europe doit anticiper le revirement des États-Unis en achevant le grand marché à l’intérieur. Moins que jamais il n’y aura de liberté sans capacité à la défendre. Et l’Europe ne peut plus compter sur la garantie de sécurité de l’Amérique de Donald Trump. L’urgence absolue doit donc aller au réarmement, tant sur le plan sécuritaire que sur le plan intellectuel et moral.
Tocqueville rappelait que « la liberté n’existe pas sans morale ni la morale, sans foi ». Avec l’élection de Donald Trump, les États-Unis ont divorcé d’avec la morale et la foi, menaçant la liberté qu’ils ont sauvée par trois fois au XXe siècle. L’Europe, qui s’est trop longtemps reposée sur l’Amérique et sur une solidarité de l’Occident désormais caduque, doit assumer pleinement la responsabilité et les charges de sa démocratie.
(Chronique parue dans Le Point du 17 novembre 2016)