L’État doit céder ses participations au capital des entreprises dont il compromet soit la survie, soit le succès.
Le psychodrame créé par l’annonce par Alstom de l’arrêt de sa production sur le site de Belfort apporte une nouvelle preuve des ravages que les interventions de l’État effectuent sur l’industrie française. La brutalité de la décision et l’absence de mesure d’accompagnement en faveur du territoire de Belfort, dont l’histoire se confond avec celle d’Alstom depuis plus d’un siècle, sont assurément critiquables. Mais la mobilisation générale lancée par l’État pour forcer la SNCF ou la RATP, y compris en biaisant des appels d’offres, à passer des commandes au site de Belfort cumule faute juridique, aberration économique et embardée démagogique.
Alstom est une entreprise rentable qui affiche un taux de marge de 5,3 % et un résultat positif de plus de 3 milliards d’euros. Le groupe dispose d’une bonne visibilité, fort d’un carnet de commandes de 30,3 milliards d’euros. Alstom est cependant confronté à un défi stratégique qui ressemble à celui qui faillit provoquer la faillite de Peugeot : ses marchés sont au sud, notamment à 40 % en Asie, alors que ses sites de production et ses effectifs sont en Europe et surtout en France (9 000 salariés sur 31 000 répartis sur 8 sites pour 3 200 salariés en Asie-Pacifique). Pour rester un champion mondial du matériel ferroviaire, Alstom doit se redéployer vers ses clients en Asie (1 500 rames en Inde), en Afrique et en Amérique du Nord. À défaut, il disparaîtra ou sera racheté par l’un de ses concurrents, comme sa branche énergie, Rhodia, Alcatel ou Lafarge.
La SNCF a généré en 2015 des pertes de 12 milliards d’euros pour un chiffre d’affaires de 31 milliards. Elle a accumulé un endettement de 44 milliards d’euros qu’elle est incapable de rembourser et qui n’est rien d’autre que de la dette publique dissimulée. Les TGV et le matériel roulant sont, après le réseau, les premiers responsables des déficits, avec une contribution négative de 2,3 milliards d’euros. Les 400 rames TGV, en surcapacité sur un marché stagnant, ont une valeur comptable de 1 milliard d’euros alors que leur coût de remplacement est de 12 milliards ; elles ont justifié plus de 5 milliards de dépréciations depuis 2012.
L’obligation faite à la SNCF de lancer des appels d’offres est une protection élémentaire pour le contribuable qui garantit la dette ferroviaire et finance la moitié du chiffre d’affaires du rail par les différentes contributions publiques nationales ou régionales. La perte par Alstom des marchés de l’Eurostar ou des locomotives de manœuvre au profit de Vossloh est logique, dès que lors que l’entreprise ne proposait pas des matériels performants ou disponibles tout en exigeant des prix supérieurs de plus de 10 % à ceux de ses concurrents. La meilleure manière de compromettre l’avenir d’Alstom consiste à entretenir ses rentes de monopole en France.
La volonté de l’État de contraindre la SNCF à commander des rames inutiles, vouées à creuser son déficit et financées par la dette, pour retarder l’adaptation indispensable de l’appareil de production d’un groupe privé profitable, est d’une rare inconséquence. Elle s’inscrit dans la longue liste des sinistres provoqués par la puissance publique dans le domaine des transports, qu’il s’agisse de l’euthanasie du fret ferroviaire et des ports livrés en otage à une CGT archaïque ou de l’abandon de l’écotaxe sous la pression de la jacquerie provoquée par le choc fiscal de 2012.
Alstom est emblématique de la schizophrénie de l’État. Son irresponsabilité a ruiné Areva qui cumule 8 milliards de pertes et 9,5 milliards de provisions et dépréciations, comme Air France qui enchaîne les exercices déficitaires alors que le transport aérien est en haut de cycle ; elle conduit EDF à une crise majeure, avec 120 milliards d’euros d’engagements d’ici à 2025 pour une capitalisation de 21 milliards et un endettement de 38 milliards.
Au moment où le monde développé se réindustrialise en mettant à profit la révolution numérique, l’État tue l’industrie française. Sa production stagne à son niveau de 1994, 14 % en dessous de son niveau de 2008. Depuis vingt ans, elle a perdu 2,5 millions d’emplois. Elle ne représente plus que 11 % de la valeur ajoutée contre 16 % dans la zone euro et 23 % en Allemagne. Or l’industrie reste le moteur de la recherche et de l’innovation, des exportations et des hausses de salaires comme on le constate aux États-Unis où le salaire médian a augmenté de 5,2 % du fait de la reconstitution d’une offre industrielle compétitive.
L’État doit céder ses participations au capital des entreprises dont il compromet soit la survie comme pour Air France, soit le succès comme chez Renault où il a déstabilisé l’alliance avec Nissan. Il lui faut se désengager de la production pour se concentrer sur ses fonctions régaliennes et sur la régulation, afin d’assurer un cadre stable et efficace en matière de concurrence, de réglementation et de fiscalité.
(Chronique parue dans Le Point du 19 septembre 2016)