Alternative à la finance, ce nouveau système de transactions numériques pourrait contribuer à la sortie de crise du capitalisme.
Le début du XXIe siècle est dominé par les chocs disruptifs, c’est-à-dire les événements improbables, irréversibles et extrêmes, dont le Brexit offre le dernier exemple. Ces chocs se multiplient et peuvent se combiner de manière inattendue. Ainsi le krach de la mondialisation a-t-il donné naissance, fin 2008, au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, à une technologie, la blockchain, qui pourrait révolutionner non seulement le capitalisme, mais aussi la vie publique. L’invention de la blockchain est indissociable de celle du bitcoin. En réaction à l’effondrement mondial du crédit, le bitcoin a été créé en 2008 comme une monnaie électronique sécurisée et à très bas coût, indépendamment de toute intervention des États, des banques centrales ou des institutions financières. Il se présente comme une machine à produire de la confiance en assurant des transactions entre individus sans organe central ou garant extérieur.
La blockchain permet de stocker et de transmettre des masses d’informations de manière transparente, sécurisée et décentralisée. Elle constitue un vaste registre numérique qui recense de manière exhaustive et anonyme des blocs de transactions successifs. Ils sont horodatés, puis validés et certifiés par des participants de la chaîne, dénommés mineurs, qui sont mis en concurrence et rémunérés pour leur travail. Ils garantissent l’exactitude et le caractère infalsifiable des données accumulées depuis l’origine. Les blockchains peuvent être publiques, ouvertes à tous, ou privées, réservées aux membres d’une communauté. Le risque est limité à ce que chacun apporte à la chaîne.
La blockchain organise donc un système de transactions entre pairs sûr, efficace, fluide et rapide. La sécurité est garantie par la puissance de calcul informatique mise à disposition par la communauté. Les transactions sont fluidifiées par la disparition des goulets d’étranglement et l’écrasement des coûts résultant de la suppression des rentes versées aux tiers de confiance, la régulation étant interne au modèle. Trois conditions sont requises. La cryptographie, qui protège à la fois l’exactitude des transactions et l’anonymat de leurs auteurs grâce à une combinaison de clés publiques et privées ; la puissance informatique cumulée, qui permet de valider les états successifs de la chaîne ; l’existence d’une communauté de taille suffisante pour éviter les manipulations, aucun mineur ou groupe de mineurs ne devant devenir majoritaire. Le champ d’application des blockchains est immense puisqu’il recouvre toutes les formes de transactions : les transferts d’actifs, qu’il s’agisse de monnaie, de titres de propriété, d’actions ou d’obligations ; la tenue de registre pour des objets, des biens ou des votes ; enfin les contrats dont l’élaboration, la conclusion et l’exécution peuvent être automatisées. À terme, cette technologie pourrait devenir l’instrument privilégié de gestion, par chaque individu, de son identité digitale, de ses avoirs et de ses engagements numériques.
Le développement des blockchains dépasse ainsi très largement la monnaie virtuelle qu’est le bitcoin. Ethereum propose de souscrire des contrats intelligents. Neuf grandes banques internationales se sont unies pour créer une blockchain privée avec R3 Cev. Circle propose des paiements en ligne sécurisés par cartes bancaires dans toutes les devises. Chain gère les transferts d’actifs numériques. Le Ghana et le Honduras ont mis en place des cadastres numériques. Everledger constitue un répertoire de plus de 1 million de diamants, avec pour objectif de les certifier et de limiter les possibilités de fraude. AirBnB étudie la possibilité de contrats directs entre propriétaires et locataires. Au total, les investissements dans les différents projets utilisant la blockchain dépasseront 1,5 milliard d’euros en 2016.
La blockchain illustre à merveille l’accélération des révolutions technologiques. La diffusion de la machine à vapeur s’étendit sur plus d’un siècle, celle du moteur à explosion et de l’électricité sur cinquante ans, celle des ordinateurs personnels sur vingt ans, celle du téléphone mobile sur dix ans. L’économie du partage propre à la blockchain télescope aujourd’hui l’économie collaborative des plateformes numériques. Elle bouleverse non seulement la production et la répartition de la valeur ajoutée, mais aussi l’esprit et l’éthique du capitalisme, puisque la richesse est le fruit de la collaboration et non plus de la compétition entre les producteurs, qui peuvent être aussi des consommateurs.
Comme toute rupture technologique majeure, les défis lancés par la blockchain sont à la mesure de ses promesses. Défi technologique, avec la hausse exponentielle de la puissance de calcul et des coûts requis par le développement des chaînes. Les ordinateurs quantiques pourraient apporter une solution, mais ils permettraient en même temps de casser les clés cryptographiques. Défi économique, avec le risque de constitution de bulles spéculatives. Défi juridique et fiscal pour un système placé en dehors de toute souveraineté étatique. Défi de gouvernance car la chaîne, conçue pour être parfaite, s’effondre en cas de problème, faute de réassurance extérieure ou humaine. Défi sécuritaire, avec les nouvelles possibilités d’action ouvertes par la garantie de l’anonymat au terrorisme et aux groupes criminels.
Ces problèmes sont aussi réels que les blockchains sont virtuelles. Le bitcoin ressemble à la Compagnie des Indes de John Law, avec une valeur qui continue à s’envoler, tandis que se multiplient les scandales avec l’écroulement de plusieurs pyramides de Ponzi. Silk Road est devenu l’Amazon de la drogue. Le principal fonds d’investissement décentralisé, The Dao, a été victime d’un piratage portant sur 3,6 millions d’ethers, qui équivalent à 53 millions de dollars.
Cela nous rappelle que la blockchain, comme Internet, est une technologie qui dépend de l’usage qui en est fait et peut être mise au service des hommes comme de leur destruction. Elle suscite aujourd’hui les mêmes illusions que le Réseau, réputé neutre et au service de la liberté dès qu’il reste hors de portée de la politique et des États. Le rêve libertarien d’individus gérant librement leur identité digitale, leurs biens et leurs relations, et d’un contrat social numérique sans intervention humaine relève d’une dangereuse chimère. La technologie n’est pas bénéfique en tant que telle ; elle peut aider mais non remplacer l’action des hommes, comme il est montré par la décision de The Dao de créer un comité d’investisseurs de référence après la fraude dont le fonds a été victime. Par ailleurs, les révolutions technologiques complètent souvent l’offre sans faire disparaître les procédés ou les modes de production précédents, ainsi qu’on le constate dans les médias. Surtout, la numérisation des identités ou du contrat social demeure inconcevable sans une réassurance politique, à moins de mettre en péril la liberté.
La blockchain s’affirme cependant comme une innovation fondamentale au regard de la crise de confiance dans les institutions et les dirigeants depuis le krach de 2008. Elle peut aider à apporter des réponses au désarroi et à la colère qui se sont emparés des démocraties, notamment au sein des classes moyennes. Les systèmes fiables et auditables par tous à chaque moment sont un des antidotes au discrédit des États et des marchés. Ironie de l’Histoire, la blockchain, qui a émergé comme une alternative à la finance à l’occasion du pire krach depuis 1929, pourrait contribuer à la sortie de crise du capitalisme en restaurant la confiance qui lui est indispensable et que dirigeants et banques centrales cherchent vainement à rétablir depuis huit ans.
(Chronique parue dans Le Point du 07 juillet 2016)