Les conséquences économiques de la guerre en Irak doivent être étudiées de près, sous peine d’exploser sous le nez des États.
« La terre tremble et pourtant personne ne prête la moindre attention à ses grondements », soulignait Keynes en 1920, dans l’introduction de son livre consacré aux Conséquences économiques de la paix, qui critiquait le traité de Versailles. Aujourd’hui, de nouveau, du krach boursier à la cascade de scandales ouverts par la faillite d’Enron, des attentats du 11 septembre à la perspective désormais certaine d’une guerre des États-Unis à l’Irak pour obtenir la chute de Saddam Hussein, la terre tremble. Il devient urgent de réfléchir aux conséquences économiques d’un conflit que la détermination des États-Unis rend inéluctable. Tout en méditant la mise en garde de Chateaubriand selon laquelle « presque toujours en politique, le résultat est contraire aux prévisions ». L’impact économique du conflit irakien s’inscrit dans trois dimensions : le coût direct des opérations militaires et de la reconstruction de l’Irak ; les effets sur la conjoncture économique et boursière mondiale ; les conséquences de long terme sur la structure des échanges et des paiements mondiaux.
À partir de l’hypothèse d’une guerre courte, comprise entre trente et soixante jours, de l’engagement d’une force comprenant de 125 000 à 250 000 hommes, d’une résistance limitée des forces irakiennes, le coût des opérations militaires visant à renverser Saddam Hussein peut être estimé entre 55 et 95 milliards de dollars. Contrairement à la guerre du Golfe, ce coût (1 % du PIB américain) serait supporté dans sa quasi-totalité par le budget des États-Unis, ce qui est possible puisque son impact serait limité en termes de déficit supplémentaire (dégradation de – 1,5 % à – 2,5 % du PIB) et négligeable en termes de dette publique (3 600 milliards de dollars). La charge des troupes d’occupation et de la reconstruction de l’Irak doit être évaluée entre 15 et 25 milliards de dollars, et pourrait être en partie financée soit par les alliés, soit par le secteur pétrolier. Au total, le financement de la guerre contre l’Irak est à la portée des seuls Etats-Unis.
L’évaluation du conflit sur une économie mondiale minée par le krach boursier, frappée de plein fouet par les scandales du capitalisme dérégulé, figée dans une situation de stag-déflation, est nettement plus aléatoire. Il n’est pas inutile de se référer à la guerre du Golfe, qui entraîna dans un premier temps les États-Unis (une croissance de – 1 % et un chômage à 9 % en 1990-1991), puis l’Europe (une croissance de – 0,8 % et un chômage à plus de 11 % en 1993) dans la récession, avant de dégager la voie pour un cycle de haute croissance.
À court terme, il est d’autant plus probable que le déclenchement des opérations militaires se traduira par une hausse du prix du pétrole au-delà de 30 dollars le baril, que son niveau actuel (28 dollars, en hausse de 40 % depuis le début de l’année) est en contradiction complète avec le niveau de l’activité (qui justifierait un prix de 20 dollars) et ne s’explique que par la montée des tensions entre les États-Unis et l’Irak. La guerre devrait donc entraîner, du fait de la ponction opérée par la hausse du pétrole sur des économies en fragile reprise ou en stagnation, le basculement dans la récession des États-Unis, puis du reste du monde développé dont l’activité n’est soutenue que par la vitalité de la consommation américaine. À la relance avortée de 2002 risque donc de succéder une franche récession en 2003, indissociable d’une forte hausse du chômage, qui pourrait toutefois fournir par la suite une base saine à un redémarrage. Ce qui suppose trois conditions de la part des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon. D’abord, une politique budgétaire de soutien à l’activité centrée sur l’amélioration de l’offre et des facteurs de production (d’où l’indispensable suppression en Europe d’un pacte de stabilité dangereux et inefficace) ; ensuite, une politique monétaire accommodante pour réassurer le système bancaire afin de conjurer l’extension de la stag-déflation à la japonaise ; enfin, une coordination accrue des politiques économiques au sein du G7 pour interdire le recours au protectionnisme et aux dévaluations compétitives.
Les effets de long terme de la guerre dépendront de la capacité des États-Unis à stabiliser l’Irak et à prévenir l’emballement de la logique d’un choc des civilisations. Les États-Unis cherchent à stabiliser à long terme le prix du pétrole entre 20 et 25 dollars le baril grâce à la diversification de l’offre et à l’émancipation de la dépendance vis-à-vis de l’Arabie saoudite. Le pari est à haut risque. En cas de dérapage, la dégradation des liens entre les Etats-Unis et le monde arabo-musulman constituerait une catastrophe géopolitique et économique. Les États musulmans représentent 7 % des importations des États-Unis, 5 % de leurs exportations, et détiennent 450 milliards de dollars d’actifs américains (soit 40 % des investissements de portefeuille net). « Ce n’est pas victoire, si elle ne met pas fin à la guerre », rappelait jadis Montaigne.
(Chronique parue dans Le Point du 18 octobre 2002)