La société sans travail paralyse la France et fait exploser les inégalités.
Alors que, de la vitalité de l’extrême gauche à l’aggiornamento sans cesse repoussé du Parti socialiste, la France reste à la fois la fille aînée et l’ultime rejeton de Karl Marx, elle a perdu le sens de la valeur travail. Après la chute de l’empire soviétique, la fin du travail s’est en effet substituée à la révolution comme nouvelle icône idéologique. À cette importante différence près que la société française, qui a conjuré in extremis les illusions de la société sans classes, semble en passe de céder au mythe de la société sans travail.
Les données quantitatives sont sans appel. À partir de 2006, la population active française va décliner rapidement, passant de 26,9 à 24 millions de personnes en 2050, quand dans le même temps explosera le nombre des plus de 60 ans (23 millions). Le taux d’activité des Français est très faible (58 %, contre 63 % dans l’Union européenne et 75 % aux États-Unis), tout particulièrement pour les plus de 55 ans (29 %, contre 38 % dans l’Union et 50 % au Royaume-Uni). Enfin, la durée du travail est la plus réduite des pays développés (1 632 heures annuelles, contre 1 978 aux États-Unis). Ainsi, en 2000, année de très forte croissance, le nombre total d’heures travaillées en France a baissé de 2 %, sous l’effet des 35 heures, ce qui s’est traduit par une forte substitution des importations à la production nationale.
Sur le plan qualitatif, le travail est à la fois très cher (coût horaire de 23,80 euros), surfiscalisé et sur-réglementé, notamment depuis la loi de modernisation sociale qui porte à plus de deux cents jours la durée d’une mesure de licenciement collectif. Il est aussi de plus en plus éclaté entre les statuts et les corporations, en fonction notamment de l’appartenance au secteur public, qui emploie un cinquième de la population active et qui instaure une prime défavorable au risque. La France est ainsi le seul pays développé où le revenu mensuel moyen net d’un retraité est supérieur de 10 % à celui d’un actif, et où le revenu mensuel moyen net d’un fonctionnaire dépasse de 11 % celui d’un salarié du secteur privé, alors même que celui-ci ne dispose pas de la garantie de l’emploi.
Le résultat est limpide : le travail productif se concentre sur une minorité de la population, à la fois très qualifiée et très exposée, qui génère des activités à très forte valeur ajoutée ; dans le même temps, une partie croissante de la population (20 % environ), insuffisamment qualifiée, est coupée de tout lien avec le travail et ne tire ses revenus que des dividendes de l’État-providence, dont elle compose la clientèle. Au plan macroéconomique, le dépérissement du travail crée une contrainte d’offre qui interdit le retour à une croissance forte et durable, tout en instaurant un régime de chômage permanent. Au plan social, le travail, vecteur par excellence de l’intégration, se transforme en machine à exclure.
Loin d’accélérer le retour au plein-emploi, la société sans travail enferme la France dans la croissance faible et le chômage structurel. Loin de conforter la paix sociale, elle instaure une guerre chronique entre les corporations et les âges. Loin de contribuer à réduire les inégalités, elle enracine la misère et attise la violence.
(Chronique parue dans Le Point du 19 avril 2002)