La chute d’Enron ouvre le procès de libéralisation du marché de l’énergie. Mais il marque aussi le caractère inachevé de ce secteur.
La faillite d’Enron constitue l’un des plus grands scandales du capitalisme et de la démocratie aux Etats-Unis, comparable par son ampleur et ses implications à ce que furent la banqueroute du canal de Panama ou celle du Crédit lyonnais en France. Mais le scandale peut du moins posséder la vertu de porter en pleine lumière la part d’ombre d’une société.
Enron est un enfant de la dérégulation, des nouvelles technologies et de la mondialisation, qui a grandi avec la bulle de la nouvelle économie. Né en 1985 de la fusion de Houston Natural Gas et Internorth d’Omaha, le groupe s’est développé avec la libéralisation de l’énergie impulsée par l’administration Reagan dans les années 80, a utilisé l’Internet pour étendre le courtage au secteur de l’énergie, puis a entrepris durant la décennie 90 une diversification (eau, papier, métaux, fibres optiques, haut débit…) et une mondialisation (Inde, Asie-Pacifique, Amérique latine…) à marche forcée.
Très vite, cependant, un écart s’est creusé entre les résultats et les ambitions revendiquées par le leader autoproclamé des « commodités » de la nouvelle économie. La crise de l’électricité californienne, le dégonflement de la bulle spéculative puis le ralentissement de l’économie mondiale, à partir de 2000, ont porté un coup fatal à cette pyramide comptable et financière, qui ne reposait plus en 2001 que sur un écheveau de mensonges.
Une faillite, fruit de la dérégulation, mais…
L’étonnante impunité dont a joui Enron s’explique par une réelle capacité d’invention de certains des métiers qui structureront l’économie du XXIe siècle (le rapprochement va au canal de Panama plutôt qu’à la pure escroquerie d’un Stavisky), par le désarmement systématique des contrôles (auditeurs, analystes, banquiers, conseils divers, autorités de régulation…) grâce à de multiples libéralités, mais surtout par la capacité de la société et de son président-fondateur, Kenneth Lay, à incarner le génie des nouvelles années folles qui caractérisèrent la décennie 90.
De la déconfiture d’Enron à la condamnation définitive de la libéralisation de l’énergie, et notamment de l’électricité, il n’y a qu’un pas qui sera vite franchi, notamment en France. À grand tort. En premier lieu, les faillites scandaleuses ne sont pas le monopole des politiques de dérégulation et de la nouvelle économie, comme l’ont démontré les krachs immobiliers ou la ruine des banques et assurances publiques françaises au début des années 90. Surtout, c’est moins le principe de la libéralisation du secteur de l’énergie que les modalités retenues qui sont en cause, et notamment l’absence d’un régulateur puissant et indépendant des opérateurs comme du pouvoir politique.
Enron a ainsi été en partie victime du caractère inachevé du marché de l’énergie, joint à l’avance accumulée sur ses concurrents comme sur les autorités publiques, qui ont masqué, différé mais aussi accru le désastre. Et les problèmes structurels que pose l’organisation d’un marché de l’énergie efficace et fiable ne se limitent pas aux États-Unis, comme le montrent les avatars d’une Europe sous-productive, dépendante et cloisonnée en la matière.
La faillite d’Enron constitue enfin une alerte sur les déséquilibres qui pourraient menacer le capitalisme au XXIe siècle. Marx a dénoncé à juste titre les risques d’une prolétarisation de la classe ouvrière créée par la révolution industrielle, risques qui furent désarmés par le fordisme. Schumpeter souligna le danger de déclin qu’emportaient la disparition des entrepreneurs et leur remplacement par les technocrates de l’univers taylorisé, déclin qui fut conjuré par le renouveau d’une norme libérale de production et d’échanges à partir des années 80. Cette norme libérale est aujourd’hui exposée à deux types de périls : la déconnexion de l’économie dématérialisée (négoce de signes allant de la finance à l’information) et de l’économie réelle ; l’éviction de la production par la procédure, de la performance par l’assurance, qui conduit à la multiplication de services qui n’ont d’autres fonctions que de diluer et de masquer les risques au lieu de les assumer.
Le scandale Enron rappelle à tous les citoyens des démocraties qu’il n’est pas de liberté sans vertu. À tous les entrepreneurs, il rappelle qu’il n’est pas de richesse durable sans éthique.
(Chronique parue dans Le Point du 1er février 2002)