Le Japon et la zone euro se sont enfermés dans cette stratégie. Et nul ne sait comment en sortir.
Depuis 2014, les taux d’intérêt nominaux négatifs se sont généralisés. Ils s’appliquent à 8 750 milliards de dollars de dettes souveraines, principalement au Japon et en Europe, où le Brexit a fait basculer 380 milliards d’obligations supplémentaires au-dessous de zéro. Cette situation sans précédent constitue une profonde anomalie économique. Elle implique que les investisseurs paient pour placer leur argent et que les débiteurs sont rémunérés pour emprunter. Elle ne correspond nullement à un équilibre de marché, mais résulte des politiques monétaires non conventionnelles mises en œuvre par les banques centrales.
Le recours aux taux négatifs est venu compléter les programmes de rachat d’actifs lancés par la FED et la Banque d’Angleterre après le krach de 2008, puis par la Banque du Japon, à compter de l’arrivée au pouvoir de Shinzo Abe fin 2012, et par la BCE à partir de janvier 2015 sous l’impulsion de Mario Draghi. L’objectif consiste à repousser les limites rencontrées pour lutter contre la déflation en forçant le désendettement des débiteurs, à commencer par les Etats dont la dette atteint 108 % du PIB dans le monde développé, et en dévaluant le change. Le déversement de liquidités est censé par ailleurs donner aux gouvernements le temps nécessaire pour engager les réformes structurelles.
Les taux négatifs, inutiles et dangereux, reviennent à corriger la faute d’une politique monétaire tardivement accommodante face à un risque de déflation par une nouvelle erreur. Loin de relancer l’économie réelle, la répression financière entrave la reprise en dissuadant l’investissement et en faussant l’allocation des ressources. En inversant la valeur du temps, les taux négatifs consacrent une préférence absolue pour le présent, la liquidité et la sécurité qui entretient la stagnation.
La stratégie des taux négatifs comporte des risques très élevés qui la vouent à l’échec. Sur le plan économique, elle sanctionne l’épargne et les investisseurs, poussant les retraités à économiser davantage pour préserver leurs revenus et incitant les capitaux à se détourner de la zone euro, comme on le constate depuis le début de 2016. Sur les marchés, elle favorise la reconstitution de bulles spéculatives, notamment sur les obligations privées à haut rendement, les actions de sociétés technologiques ou l’immobilier. Sur le plan financier, elle pousse à la faillite les banques, prises en étau par l’écrasement des marges d’intérêt, et les assurances, confrontées à la chute des rendements. Sur le plan budgétaire, elle encourage l’irresponsabilité des Etats pratiquant la croissance à crédit en les incitant à s’endetter, à l’image de la France, dont la dette publique atteint 97 % du PIB et dépasse 100 % du PIB si l’on consolide les engagements garantis des entreprises publiques du secteur de l’énergie et des transports. Sur le plan politique, elle ruine les classes moyennes, faisant le lit des populistes. Sur le plan européen, elle institue une union de transferts clandestins au sein de la zone euro des pays créditeurs vers les débiteurs, tout en retardant la restructuration des Etats, des banques et des entreprises zombies.
Pour toutes ces raisons, les taux négatifs ne peuvent s’inscrire dans la durée, à moins de ruiner les économies et les sociétés qu’ils prétendent protéger de la déflation. Banques et assurances européennes peuvent résister deux ans, mais certainement pas cinq. Mais nul ne sait comment en sortir. Les banques centrales sont en effet prises en otage par les marchés, qui refusent toute normalisation, et par les Etats surendettés. Une hausse trop rapide des taux provoquerait un krach obligataire ainsi qu’une cascade de défauts d’entreprise et de dettes souveraines. À l’exemple de la France, les États les plus fragiles utilisent les taux négatifs non comme une plateforme pour se réformer mais comme une garantie de pérennité pour des modèles insoutenables. Les taux négatifs préparent ainsi les prochains chocs contre lesquels les économies développées sont sans défense après que tous les moyens de la politique budgétaire et monétaire ont été engagés après 2008 pour éviter une déflation mondiale.
Il reste que les taux négatifs sont une parenthèse aberrante qu’il faut refermer au plus vite. La BCE se trompe d’instrument pour relancer le crédit, qui assure les trois quarts du financement de l’économie européenne. Elle doit privilégier la détente du carcan réglementaire qui ligote les banques et les assurances en pilotant la remise en question des normes prudentielles fixées par Bâle III et Solvabilité II. Par ailleurs, la survie de la zone euro passe par la convergence des pays qui la composent et une coordination renforcée des politiques économiques. Elle suppose, d’un côté, l’ajustement de la France et, de l’autre, la réduction de l’excédent courant de 8,8 % du PIB de l’Allemagne à travers la relance de l’investissement public et privé.
Loin de rétablir la confiance, cette dangereuse anomalie atteste que la crise n’est nullement terminée et que les banques centrales touchent les limites de leurs capacités d’action. Elles doivent mettre un terme à leur fuite en avant, pour ne pas ruiner leur crédit et provoquer une fuite généralisée vers le cash. Mais leur frénésie est d’abord le résultat de la lâche inaction des gouvernements. L’antidote à la surexposition de la politique monétaire, c’est la responsabilisation de la politique tout court.
(Chronique parue dans Le Point du 30 juin 2016)