Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2012 s’inscrivent dans la continuité d’un scrutin placé sous le signe et du ressentiment.
Le fait que François Hollande se trouve en pôle position ne constitue pas une surprise. Le fait que le principe de cette élection réside dans la volonté d’écarter Nicolas Sarkozy et non dans l’adhésion à la personne et au programme de François Hollande est tout aussi net. Ce ne sont que la confirmation de la profonde impopularité de l’actuel président de la République et la poursuite de la longue série des défaites électorales de l’UMP, dont la dernière en date fut le basculement du Sénat à gauche.
L’originalité du vote de 2012, en complète rupture avec celui de 2007 placé sous le signe du renouveau et de la confiance dans l’avenir, se situe dans la puissance du nihilisme qu’expriment les Français, avec pour symbole le score historique réalisé par Marine Le Pen. Épuisés par trois décennies de crises en chaîne, tétanisés par la peur du déclassement individuel et national, sans illusion sur la capacité de la classe politique à imaginer un projet collectif de redressement, les Français se sont massivement mobilisés -avec une abstention réduite à 20% du corps électoral- mais pour dire non à tout.
Non à Nicolas Sarkozy qui risque de rejoindre Valéry Giscard d’Estaing, dans la catégorie peu prisée des présidents de la République non réélus sous la Ve République. Le choix d’une campagne violente et clivante n’a désarmé ni le passif personnel accumulé par l’actuel président, ni la remontée de l’extrême droite qu’il a accompagnée après l’avoir ranimée avec le débat sur l’identité nationale. Les attaques contre François Hollande, loin de le déstabiliser, ont par ailleurs mis en valeur sa ténacité et son endurance.
Non aux partis de gouvernement avec le poids des populistes qui totalisent 35 % des suffrages. Le refus de François Hollande et de Nicolas Sarkozy de faire campagne sur des projets pour privilégier un affrontement à la fois personnel et purement tactique a laissé le champ libre aux démagogues, qui ont donné le ton et le style de la campagne. Les extrémistes se sont installés au centre du débat public, mettant sous pression les candidats des partis dits de gouvernement jusqu’à les conduire à rivaliser dans l’utopie ou l’excès, cultivant qui la guerre à la finance, qui la haine des riches, qui le péril islamique, qui la reconstitution des frontières.
Non à la crise. Alors même que l’économie française et la zone euro se trouvent dans une situation critique, alors même que l’attaque sur la dette française a débuté sous la forme d’une nette hausse des spreads et des CDS, alors même que le modèle de croissance fondé sur la dette publique est caduc, la campagne présidentielle française, contrairement à tous les autres scrutins en Europe, a fait l’impasse sur la crise. Faute de stratégie crédible de sortie de crise, les Français en ont été réduits à l’ignorer ou à la décréter terminée.
Non à l’Europe, qui est devenue le bouc émissaire du déclin de la France et de la paupérisation des Français, avec pour pendant la mise en accusation de la commission européenne qui, toute impuissante qu’elle soit, est érigée en épouvantail responsable de la faillite de l’Etat. Au moment où l’euro ne peut survivre sans une relance de l’intégration de la zone, des pans décisifs de la société française -les jeunes, les ouvriers, le monde rural- ne voient leur salut que dans le divorce avec l’Europe: sortie de l’euro, sortie de Schengen, sortie du traité fiscal, reconstitution des frontières, protectionnisme.
Non à un projet collectif capable de réinventer la nation. Le corps politique et social français n’a jamais été plus éclaté qu’au soir de ce premier tour d’élection présidentielle, marqué par une forte bipolarisation et par l’extrémisme. La nation est balkanisée, déchirée entre des groupes, des clientèles, des territoires qui ne se voient pas d’avenir commun et qui ne se retrouvent que dans la peur, le désespoir, la détestation voire la diabolisation de l’autre.
Non au XXIe siècle et au monde réel, avec un repli sur le territoire national et une course à la construction de nouvelles lignes Maginot pour s’isoler de l’Europe et de la mondialisation. La politique, qui consiste à agir dans le monde réel, est niée au profit du saut vers un passé mythifié ou de l’utopie qui consiste à façonner le monde en fonction des obsessions françaises, au lieu de se mettre en position de s’y déployer pour pouvoir l’influencer. L’incapacité d’élaborer un projet de modernisation de la France dans le monde du XXIe siècle débouche sur la dissolution du monde tel qu’il est pour spéculer sur un monde virtuel.
Ce scrutin nihiliste, placé sous le signe de la régression, ne construit, à l’exception de la forte mobilisation du corps électoral, aucune base politique pour affronter les chocs qui vont continuer à se multiplier, pour moderniser le pays, pour relancer l’Europe. Il témoigne de la profondeur du mal français, qui menace à tout moment de contaminer nos partenaires européens.
Au total, ce n’est pas 2002 mais 2007 qui fut une parenthèse dans la vie politique française. Minée par trois décennies de crise, elle est dominée, depuis le 21 avril 2002 puis le référendum du 29 mai 2005, par la décomposition des institutions, la désintégration du corps social, la montée des extrémistes. L’élection de 2012 se présente à bien des égards comme la revanche de Jean-Marie Le Pen, dont la thématique nihiliste, xénophobe, anticapitaliste, antilibérale, protectionniste et hostile à l’Europe est désormais centrale et largement partagée.
Dire non à tout, c’est le dernier refuge d’un peuple abandonné au désespoir par des dirigeants irresponsables, qui est chaque jour plus prêt à toutes les aventures, y compris celles qui porteraient des atteintes fatales à une liberté que plus personne n’ose défendre ni même invoquer.
(Chronique parue sur le site du Le Huffington Post le 22 avril 2012)