Pour se libérer de sa dépendance au pétrole, le royaume devrait renoncer au wahhabisme.
Longtemps immobile et aussi conservateur dans ses choix politiques et économiques que dans ses principes religieux, le royaume saoudien bascule dans l’activisme sous l’impulsion du prince Mohammed ben Salman. À 30 ans, il s’est fixé pour objectif de libérer son pays de son addiction au pétrole.
Le changement est symbolisé par la nomination de Khaled al-Faleh, président d’Aramco, à la tête d’un grand ministère de l’Énergie, de l’Industrie et des Mines. Simultanément, le pays détenteur des premières réserves prouvées de pétrole (260 milliards de barils) a fait savoir qu’il envisageait de s’acquitter de quelque 40 milliards de dollars de factures dues à des entreprises sous la forme de traites et non de règlements monétaires. Dans le droit-fil du lancement d’un emprunt de 10 milliards de dollars à cinq ans auprès de HSBC et JP Morgan, il a également annoncé la création d’un service de gestion de la dette.
Ces décisions résultent d’une cascade de chocs qui déstabilisent profondément l’Arabie saoudite. La chute du prix du pétrole, tombé de 115 à 27 dollars le baril depuis la mi-2014 avant de remonter récemment vers 50 dollars, a fait imploser les finances publiques. Le déficit budgétaire a atteint 19 % du PIB en 2015 et les réserves de change ont fondu de 160 milliards de dollars en deux ans. Le pétrole représente en effet 90 % des recettes du royaume. Or son marché est durablement bouleversé par la percée des hydrocarbures non conventionnels qui font des États-Unis le premier producteur mondial, par la perte de son pouvoir de marché par l’Opep, par la réduction du recours aux énergies fossiles imposée par la transition écologique.
Le séisme des printemps arabes a également impacté la monarchie saoudienne. À l’intérieur, le fossé s’est creusé entre la vaste famille royale et une population de 28 millions de personnes, dont 58 % sont âgées de moins de 25 ans et dont 11 % des actifs sont au chômage. Au plan régional, le royaume se trouve rattrapé par la guerre, du conflit syrien aux incidents à la frontière avec l’Iran en passant par l’intervention au Yémen dont les forces alliées à Riyad contrôlent moins de 20 % du territoire pour un coût de 1 à 3 milliards de dollars par mois.
La liquidation violente de l’ordre et des frontières du Moyen-Orient remet en question son statut de puissance régionale. L’Iran effectue un retour en force avec la constitution d’un empire chiite qui s’étend de Téhéran à Aden en passant par Bagdad et Damas, et avec sa réintégration dans la communauté internationale actée par les accords de Genève sur le nucléaire. Par ailleurs, les Saoudiens se trouvent aujourd’hui pris pour cible par Al-Qaeda et l’État islamique, les mouvements djihadistes qu’ils ont parrainés et financés. Enfin, l’alliance stratégique avec les États-Unis a explosé depuis les attentats du 11 septembre 2001, pensés, pilotés et mis en œuvre par une majorité de Saoudiens.
D’où la véritable révolution proposée par Mohammed ben Salman : la réduction de la dépendance au pétrole d’ici à 2030. La modernisation du royaume repose sur la diversification de l’activité (services à haute valeur ajoutée, tourisme) et sur le développement du secteur privé, dont le poids devrait passer de 40 à 65 % du PIB. Le basculement d’une structure de rente vers une économie de production implique des changements fondamentaux : réduction des subventions à l’essence, l’électricité ou l’eau ; coupes dans les transferts sociaux ; mise en place d’une TVA ; fin du dualisme du marché du travail qui réserve les postes publics aux jeunes Saoudiens tout en affectant les emplois productifs privés aux travailleurs étrangers ; lutte contre la corruption. La transition vers le nouveau modèle de développement serait assurée par la création du premier fonds souverain du monde, doté de quelque 2 000 milliards de dollars, qui proviendraient des réserves de change, du transfert des actifs financiers détenus par le royaume et de la cession de 5 % du capital d’Aramco pour 100 à 150 milliards de dollars.
Le statu quo est insoutenable, mais le changement est à très haut risque. Au sein même de la famille royale, la jeunesse du prince et l’importance de ses pouvoirs suscitent des oppositions croissantes. Le nouveau contrat économique et social implique une transformation des mentalités des Saoudiens. Le plus grand défi reste cependant politique et religieux. L’économie de la connaissance suppose la reconnaissance de libertés individuelles et d’un État de droit. L’émergence d’une société de services et l’intégration des femmes sont incompatibles avec les principes wahhabites. L’extrémisme sunnite est inconciliable avec le développement. L’Arabie saoudite devra donc choisir : s’adapter à la fin du pétrole ou rester fidèle au wahhabisme.
(Chronique parue dans Le Point du 26 mai 2016)