Poutine, Erdogan, Orban, Xi Jinping… Le culte de l’homme fort est en plein renouveau sur tous les continents.
La mondialisation est entrée, depuis le début des années 2010, dans une dangereuse période de turbulences. Les forces d’intégration liées à l’universalisation du capitalisme et aux technologies sont battues en brèche par les forces centrifuges d’un monde multipolaire, traversé par des conflits de valeurs et de cultures irréductibles. La convergence vers la démocratie de marché vantée par Francis Fukuyama se révèle une grande illusion. Le fossé se creuse entre les modes d’exercice du pouvoir. La légitimité légale-rationnelle associée à la modernité se délite avec la tétanie et la décomposition des démocraties sous la pression des populismes, tandis que la légitimité traditionnelle et la légitimité charismatique renaissent de leurs cendres, accompagnant la résurgence des passions nationalistes et religieuses.
Le culte de l’homme fort est ainsi en plein renouveau sur tous les continents. Il accompagne le réveil des empires, avec leur cortège d’empereurs, de tsars, de sultans et autres raïs. Rodrigo Duterte vient d’être élu président en plaçant sa campagne sous l’emblème du poing. Aux États-Unis, Donald Trump a réussi contre toute attente une OPA sur le Parti républicain en associant le rétablissement de la grandeur de l’Amérique à l’affirmation d’un leadership tout entier centré autour de sa personne et rehaussé par ses excès.
Le retour en grâce de la figure du dirigeant charismatique intervient au confluent du décollage économique des nations du Sud porté parla mondialisation, du trou d’air des démocraties – États-Unis en tête – au lendemain du krach de 2008, de l’échec du printemps arabe. Il se nourrit de la frustration des peuples devant les inégalités et la corruption, du désarroi identitaire, de l’effondrement des idéologies et des valeurs traditionnelles qui ouvrent un large espace au fanatisme religieux et aux pulsions nationalistes.
La figure de l’homme fort est caractéristique des grandes transformations historiques, qui déstabilisent les institutions et les peuples. Elle est indissociable de l’organisation d’un culte de la personnalité, de l’affirmation de la supériorité des droits de l’État sur ceux des individus et d’une volonté de contrôle de la société. Elle va de pair avec un état de guerre permanent qui justifie le pouvoir personnel et l’adosse à la mobilisation du peuple contre les ennemis extérieurs et intérieurs : les libéraux pour Xi Jinping qui resserre par ailleurs son emprise sur Hongkong et Taïwan tout en s’appropriant la mer de Chine ; les Tchétchènes et l’Otan pour Poutine qui reconstitue méthodiquement l’empire russe ; les Kurdes pour Erdogan porté pas son rêve néo-ottoman ; les Frères musulmans pour le maréchal al-Sissi ; les migrants pour Orban ; les clandestins et les musulmans pour Trump.
L’homme fort a pour compagnons de route obligés la politique de puissance et la guerre. Il est une source d’instabilité internationale. Sa force provient aussi et surtout de la faiblesse de ses adversaires, au premier rang desquels figurent les démocraties. À la déliquescence de leurs valeurs, à leur impuissance et à leur désunion, il oppose son autorité, son efficacité et sa vitesse de réaction, à l’image de la démonstration de force parfaitement maîtrisée de Vladimir Poutine en Ukraine puis en Syrie.
Le renouveau de l’homme fort constitue un signal d’alerte pour les démocraties. Elles doivent le prendre au sérieux car les formes politiques alternatives de l’empire et de la démocrature qu’il promeut comme le retour de la guerre qu’il chevauche sont durables et constituent des risques majeurs. Les démocraties doivent tout d’abord se réformer pour remédier à leurs dysfonctionnements pointés à juste titre par les hommes forts : affirmation du leadership, remise en route des institutions, conduite de stratégies globales et de long terme, lutte contre les inégalités et l’exclusion. Elles doivent rester soudées – au sein de l’Union européenne comme des alliances – et jouer de leur unité contre les rivalités entre les hommes forts, à l’image de la brouille mortelle entre les frères siamois que sont Poutine et Erdogan. Mais pour cela, il leur faut en priorité retrouver foi dans leurs valeurs. Le véritable antidote à la tentation de l’homme fort, c’est le citoyen libre et responsable.
(Chronique parue dans Le Figaro du 23 mai 2016)