La guerre au Mali va conditionner la présence française sur le continent africain.
Au moment où elle achève son retrait d’Afghanistan, la France entre en guerre au Mali. Avec un préavis très bref, les troupes françaises, aguerries par le conflit afghan, ont réussi à arrêter la percée des djihadistes vers Bamako et à reconquérir les villes du Nord, notamment Tombouctou. Ce remarquable déploiement, qui contraste avec le fiasco du raid somalien et avec le bain de sang de la prise d’otages d’In Amenas, ne doit pas faire oublier que l’opération Serval ne fait que débuter et que la victoire sera déterminée autant par l’élimination des groupes islamistes que par la capacité à stabiliser politiquement et à développer économiquement le Mali. Donc à éviter l’enlisement qui a conduit les États-Unis à l’échec stratégique en Irak et en Afghanistan, en dépit d’un investissement de 1 400 milliards de dollars, ou le chaos politique qui a succédé en Libye à la chute du colonel Kadhafi, par opposition aux sorties de conflits réussies au Tchad et en Côte d’Ivoire.
À l’issue de la guerre froide, le retour de la guerre avec la multiplication des crises et des opérations militaires vit émerger deux doctrines. La première, morale, actualisa la doctrine de la guerre juste élaborée par saint Augustin et saint Thomas d’Aquin autour des principes d’autorité légitime, de proportionnalité de la riposte, de discrimination des cibles et de stricte suffisance des moyens. La seconde, opérationnelle, fut édictée par Colin Powell, qui entendit tirer les leçons de la défaite au Vietnam en fixant six conditions à tout engagement militaire des États-Unis : l’épuisement des moyens non violents, la menace d’un intérêt vital, un soutien international, des objectifs clairs et atteignables, un déploiement de forces disproportionné par rapport à celles de l’adversaire et la définition d’une stratégie de sortie. Ces deux tentatives d’encadrement du recours aux armes furent télescopées par les attentats du 11 septembre 2001 et l’embardée militariste qui présida au cycle des guerres en chaîne d’Irak et d’Afghanistan, dont l’échec affaiblit profondément la puissance et l’influence des États-Unis.
La France, au nom de sa liberté de manœuvre et de la décision souveraine du président de la République, a refusé de se lier les mains en fixant un cadre à ses interventions militaires extérieures. Toutefois, une doctrine implicite s’est dégagée au fil des crises et des conflits des dernières décennies, qui repose sur cinq critères : la mise en jeu d’intérêts nationaux stratégiques, la légalité internationale dans le cadre de l’Onu, la demande d’un gouvernement légitime, la définition d’objectifs clairs avec la mobilisation de moyens adaptés, l’appui d’une coalition relayée par des troupes locales au sol.
La légalité de l’opération Serval est fondée sur la résolution 2085 du Conseil de sécurité de l’Onu en date du 22 décembre 2012, interprétée largement puisqu’elle faisait référence à des forces africaines bénéficiant du soutien dela communauté internationale. La situation de l’intervention française est plus incertaine au regard des autres critères.
Hormis la présence de 6 000 de ses citoyens à Bamako, la France ne dispose que d’intérêts stratégiques indirects au Mali : la prévention du risque de constitution d’un sanctuaire du terrorisme de type afghan dans le Sahel ; la préservation de l’accès aux ressources naturelles du Sud-Sahara, notamment l’uranium du Niger ; l’endiguement de la déstabilisation potentielle de l’Afrique occidentale. Le Mali est un État effondré sans gouvernement légitime, le pouvoir étant éclaté entre un président par intérim, Dioncounda Traoré, et un capitaine putschiste chef d’une junte, Amadou Sanogo. Les objectifs assignés sont multiples et confus : la France n’a ni la volonté ni les moyens d’interdire l’application de la charia dans le monde, si barbare soit cette justice dévoyée ; la reconquête du Nord et le respect de l’intégrité territoriale du Mali ne sont pas compatibles avec les droits des Touareg, déniés par la militarisation à outrance du Nord depuis 2010 qui a précipité la déclaration d’indépendance de l’Azawad. Seule s’impose la lutte contre le terrorisme, mais la France ne peut la mener seule. Or, pour l’heure, son isolement est complet. Les Etats-Unis et l’Europe partagent un soutien politique du bout des lèvres et un appui logistique réduit à quelques avions de transport et de ravitaillement, seul le renseignement américain apportant une aide effective, tandis que le déploiement de la force ouest-africaine reste virtuel. Du même coup, l’objectif de sécurisation durable du nord du Mali – qui représente une fois et demie le territoire français – paraît hors d’atteinte des moyens envisagés, à savoir 3 000 à 4 000 hommes aidés par 2 000 soldats maliens et, potentiellement, par 6 000 soldats de la Cédéao.
Sous ses premiers succès tactiques, la France se trouve engagée au Mali dans une aventure à haut risque, dont l’issue conditionne largement tant son influence en Afrique que la poursuite du décollage du continent, qui peut être ruiné par la violence et l’islamisme. Elle ne peut réussir que si elle construit une solution politique qui autorise un désengagement militaire rapide. Sur le plan opérationnel, cela passe par une stratégie subtile, qui évite la militarisation à outrance et discrimine les frappes, tout en interdisant les représailles et en refusant la logique d’une revanche du peuple du fleuve contre le peuple du désert. Sur le plan politique, il faut simultanément faire émerger une autorité légitime à Bamako et détacher les Touareg des militants d’Al-Qaeda pour les retourner contre les djihadistes, en exploitant les premières dissensions qui sont apparues au sein d’Ansar Eddine. Enfin, la diplomatie française doit sortir de sa passivité pour obtenir un soutien tangible des Etats-Unis et de l’Europe, un engagement militaire rapide et significatif de l’Afrique de l’Ouest, la réunion d’une conférence régionale autour de la stabilisation politique et du développement du Mali, ainsi qu’une sécurisation de ses frontières compatible avec le mode de vie transhumant des Touareg.
La guerre du Mali sonne enfin comme un double signal d’alerte. La France, qui s’apprête à réactualiser sa stratégie à travers un nouveau livre blanc, ne peut sacrifier sa défense sur l’autel d’un modèle social insoutenable en diminuant son budget de 10 % ou en démantelant les capacités d’entrée en premier sur un théâtre d’opérations qui sont uniques en Europe et qui ont fait la décision en Libye comme au Mali. L’Europe ne peut pas davantage, au nom de l’austérité, continuer à se définir comme un vide de sécurité, fondé sur le principe aussi irénique que suicidaire qu’il suffit de ne pas se vouloir d’ennemis pour ne pas en avoir.
(Chronique parue dans Le Point du 31 janvier 2013)