Les affaires qui mettent en cause Mariano Rajoy menacent les réformes à un moment crucial.
L’Espagne semble aspirée par le chaos, à l’image du fameux triptyque de Jérôme Bosch dit du Jardin des délices, qui, pour Ernst Gombrich, ne représente pas tant le paradis qu’une mise en garde sur le caractère éphémère du bonheur humain, menacé de basculer vers les ténèbres infernales. Au terme de deux folles décennies de bulle immobilière et financière, l’Espagne se trouve au bord de la rupture, prise sous le feu croisé du risque de défaut sur sa dette, de la perspective d’une longue période de stagnation économique et de chômage de masse, enfin de la déstabilisation de sa démocratie.
La réduction du risque systémique d’éclatement de l’euro grâce au renversement de la politique monétaire de la BCE conduit par Mario Draghi a pleinement bénéficié à l’Espagne, dont les émissions de dette ont été réalisées dans d’excellentes conditions depuis le début de 2013. Dans le même temps, les réformes engagées, notamment la flexibilité du marché du travail, qui ont permis une baisse du coût de la main-d’œuvre de près de 20 %, ont favorisé la relocalisation de certaines activités et l’essor des exportations de 18 % depuis 2008. Avec pour effet la diminution du déficit de la balance courante de 10 à 2 % du PIB.
Sous cette normalisation apparente pointe la persistance de problèmes structurels. En dépit d’une aide européenne de 40 milliards d’euros, en dépit de la nationalisation de 5 banques et de la mise en place d’une structure de défaisance, la Sareb, en dépit de quelque 50 milliards de provisions en 2012, les banques espagnoles continuent à crouler sous les créances douteuses, qui demandent 200 milliards d’euros de recapitalisation supplémentaire. La crise immobilière est très loin d’être achevée et la stabilisation du marché passe par une nouvelle baisse des prix de l’ordre de 35 %. L’économie est en récession depuis 2011, avec une baisse de l’activité de 1,37 % en 2012 et un recul estimé à 1,50 % en 2013. Le déficit public, initialement fixé à 6,3 %, atteindra 8 % en 2012, portant la dette publique à 80 % du PIB, contre 36 % en 2007.
Le miracle économique espagnol s’est transformé en cauchemar social. Le chômage a explosé, touchant près de 6 millions de personnes, soit 26 % de la population active, en même temps qu’éclatait la bulle de la construction. Plus d’un jeune sur deux est sans travail, ce qui se traduit par des départs massifs vers l’Allemagne et le Royaume-Uni mais aussi le Chili ou la Colombie, tandis que les immigrés venus du Maghreb et d’Amérique latine rentrent dans leurs patries d’origine. Au total, l’Espagne pourrait perdre 10 % de sa population d’ici à 2050 sous l’effet de la chute de la natalité (1,3 enfant par femme), de l’exil des jeunes Espagnols et du départ des immigrés.
La crise économique et sociale menace désormais la stabilité de la jeune démocratie espagnole. Le roi Juan Carlos a tristement fêté ses 75 ans au milieu des scandales à répétition touchant à sa vie privée et des démêlés judiciaires de son gendre. Le fédéralisme anarchique du royaume débouche sur la faillite de la plupart des 17 communautés autonomes et sur une violente poussée séparatiste qui culmine en Catalogne. Enfin, les accusations de corruption contre le Parti populaire et ses dirigeants, avec la découverte d’un compte bancaire suisse au nom de l’ancien trésorier du Parti populaire, Luis Barcenas, sur lequel ont transité 22 millions d’euros, mettent directement en cause Mariano Rajoy, dont les explications sont restées floues et peu convaincantes. Seuls les souvenirs de la guerre civile et du franquisme protègent encore l’Espagne de l’extrémisme et de la violence.
La fragilisation des institutions espagnoles et l’affaiblissement de la capacité de leadership politique interviennent au pire moment. En 2013, l’Espagne cumulera la récession, l’envolée du chômage, un niveau de déficit public proche de 8 % du PIB et un besoin de financement de 152 milliards d’euros. Tout choc sur la dette publique ou sur les banques ne laisserait d’autre choix que le recours à une aide européenne globale couplée à la restructuration d’une dette publique de 800 milliards d’euros. Le sauvetage financier de l’Espagne serait particulièrement délicat, puisque les mécanismes et les fonds de solidarité au sein de la zone euro peuvent mobiliser au maximum 940 milliards, dont 220 sont déjà engagés en Irlande, au Portugal et en Espagne.
Comme François Hollande, Mariano Rajoy a tout misé sur une détente de la contrainte financière et un retour de la croissance grâce au changement de stratégie monétaire impulsé par Mario Draghi. Mais, contrairement à la France, l’Espagne de Mariano Rajoy a révolutionné son modèle économique pour redevenir compétitive. Elle peut encore gagner la course de vitesse engagée avec les marchés financiers, mais doit pour cela accélérer la restructuration de son secteur financier, de ses institutions et de son système politique. Avec pour objectif de suivre la voie du redressement ouverte par l’Irlande et d’échapper à une descente aux enfers comparable à celle de la Grèce, qui entraînerait l’euro dans sa chute.
(Chronique parue dans Le Point du 14 février 2013)