De nouvelles normes émergent concernant les rémunérations des dirigeants d’entreprise. C’est aux acteurs économiques et sociaux de les imposer.
Les démocraties comportent une dimension oligarchique puisqu’elles sont nécessairement dirigées par des élites. Mais dans les nations libres, ces élites sont ouvertes, diverses, soumises à la concurrence et contrôlées. Les crises remettent en cause la légitimité des dirigeants et les règles qui leur sont applicables. À commencer par celles qui déterminent leur rémunération. Ainsi les chocs en chaîne qui affectent le capitalisme mondialisé, la zone euro et la France imposent une nouvelle donne dans la sélection, la responsabilité et la rémunération des dirigeants.
Les dirigeants des démocraties doivent concilier des qualités contradictoires : la vision et la tactique, le sens de l’État et l’habileté électorale, l’incarnation des valeurs et l’efficacité dans l’action. Il faut s’assurer d’un gisement de talents tout en luttant contre la corruption et les conflits d’intérêts. D’où la nécessité d’une limitation et d’un contrôle du financement des campagnes électorales. D’où la nécessité d’une déclaration et d’une surveillance indépendante des revenus et du patrimoine des élus.
La France, longtemps en retard, a réintégré la vie politique dans l’État de droit depuis les années 1980, en se rapprochant des normes établies par les social-démocraties scandinaves. Le renforcement des contrôles sur le patrimoine des élus, la prévention des conflits d’intérêt et le non-cumul des mandats marquent autant de progrès. À l’inverse, la publication des patrimoines est une concession à la démagogie qui érige les élus en boucs émissaires et relève de la diversion face à la crise économique et sociale. À l’aune de ce populisme délétère, ni Jean Jaurès, ni Léon Blum, ni Pierre Mendès France, ni François Mitterrand n’auraient pu exercer le leadership de la gauche française.
La rémunération des dirigeants d’entreprise obéit à des principes différents dès lors qu’elle relève du marché et de fonds privés. Ceci n’implique nullement l’absence de règles. D’abord l’entreprise constitue une institution à part entière ; loin d’être une zone de non-droit, elle dispose d’une personnalité morale et d’un intérêt social propres. Ensuite parce que cette institution ne peut s’émanciper de la société et du territoire dans lequel elle s’enracine. Enfin parce que l’un des leviers de l’économie de bulles qui a implosé à partir de 2007 fut l’inflation des hautes rémunérations et des inégalités.
L’envolée de la rémunération des dirigeants d’entreprise au cours des vingt dernières années a trois causes : la mondialisation et l’émergence d’un marché global des dirigeants ; la brièveté et les risques croissants de leur mandat ; la bulle financière. Aujourd’hui, un nouvel équilibre doit être trouvé pour concilier l’attraction des talents avec le développement à long terme des entreprises, la répartition équilibrée des hauts potentiels entre les secteurs d’activités, la cohésion sociale et nationale.
Le Royaume-Uni dès 2002 puis les États-Unis en 2010 ont ouvert la voie en instituant, pour les sociétés cotées, la transparence de la rémunération des dirigeants et l’avis consultatif de l’assemblée générale. La votation suisse du 3 mars dernier a prévu d’inclure dans les statuts les modalités de rémunération des dirigeants et prohibé indemnités de départ et retraites chapeau. En France, l’initiative est lancée par Publicis qui, après avoir assuré une parité parfaite, propose à ses actionnaires de se prononcer sur la rémunération de ses deux mandataires, Élisabeth Badinter et Maurice Lévy, tout en détaillant pour ce dernier les critères de performance retenus et en excluant toute indemnité de départ ou retraite chapeau.
Ainsi émerge une nouvelle norme pour les dirigeants d’entreprise. Généralisation de l’avis des actionnaires des sociétés cotées sur la rémunération, sur les critères appliqués – y compris en matière sociale et environnementale – et sur le coût fiscal, toutes dispositions qui montrent leur efficacité dans le monde anglo-saxon en responsabilisant les conseils d’administration et en sanctionnant les pratiques déraisonnables. Prohibition des avantages déconnectés des performances et trop onéreux comme les retraites chapeau. Libre fixation de la rémunération sous le contrôle des actionnaires, y compris dans les entreprises publiques dont les dirigeants devraient être rémunérés en fonction de leurs performances. Mise en place d’une fiscalité spécifique mais non confiscatoire pour les très hautes rémunérations.
La sortie de crise implique la transformation du leadership et le renouvellement des élites dans l’État comme dans les entreprises. La clarification des règles de rémunération des dirigeants constitue un puissant levier de réforme de l’entreprise tant dans son corps social que dans ses relations avec les territoires et les citoyens. En France, le secteur privé joue un rôle pionnier. Face à la démagogie qui emporte la classe politique, face à un État devenu le problème et non la solution, c’est aux acteurs économiques et sociaux d’innover, des technologies aux produits en passant par les valeurs et l’exemplarité des mœurs.
(Chronique parue dans Le Figaro du 22 avril 2013)